La séance est ouverte à 18 h 40.
M. LANGLET. - Nous commençons notre réunion. Nous avons avec nous :
- Jean-Pierre VIALLE, conseiller prud’homal qui va mener cette réunion avec moi,
- Denis GARNIER formateur pour une fédération syndicale pour les élus CHSCT, auteur d'ouvrages et compagnon de lutte,
- José-Mario HORENSTEIN, psychiatre spécialisé dans la santé mentale des professeurs au sein d'un centre de santé mentale de la MGEN,
Et moi-même, Denis LANGLET, syndicaliste dans la métallurgie et militant.
Jean-Claude DELGENES est sur la route, il nous rejoindra et "prendra le train en marche".
Il y aura une présentation par chacun et les réponses à vos questions que nous espérons nombreuses.
Le fait que cette conférence ait lieu dans les Yvelines est une bonne chose puisque vous savez que ce département a malheureusement fait de nombreuses foisla Une de l'actualité pour des suicides de salariés sur le lieu de travail. Je fais notamment référence à ce qui s'est passé au Technocentre Renault de Guyancourt. Il y a eu d'autres exemples et ne serait-ce que pour ceux-là, c’est une raison suffisante pour prendre cette initiative.
Dans mon entreprise, General Electric, on a eu beaucoup de mal à faire reconnaître l'existence des risques psychosociaux. Il a fallu une intervention, il y a une dizaine d’années lors d’un Comité d'entreprise, du médecin reconnaissant que 10 % du personnel était sous anxiolytiques pour qu’il puisse y avoir une enquête sérieuse dans l'entreprise sur la situation et les conséquences de la pression sur les personnels.
En général, nous, syndicalistes, savons que la détérioration des conditions de travail est à l'origine des difficultés rencontrées par les personnels. Je dois dire que sur ces questions-là - cela fera peut-être l'objet du débat tout à l'heure - les conditions se sont profondément dégradées en une trentaine d’années. C'est pour cela que j'ai été assez atterré lorsque j'ai pris connaissance de la note du Centre d'analyse stratégique.
Le Centre d'analyse stratégique est un organisme de réflexion sous la direction du Cabinet du Premier ministre qui propose les nouvelles lois et les évolutions en fonction de la situation. Ces personnes ont sorti une analyse en novembre 2011 qui comporte une présentation et ensuite des propositions de loi. Dans cette note, on peut lire qu'il est nécessaire d'instaurer de nouvelles organisations du travail conciliant égalité hommes/femmes et performances des entreprises.
L’innovation dans l'organisation du travail a souvent été préjudiciable à l’articulation travail et famille des salariés comme le montre les horaires atypiques, le travail en équipe, la nuit etc. Des exemples étrangers attestent que des pratiques bénéfiques, tant pour l'employeur que pour les salariés, peuvent émerger. Ce serait nouveau mais c'est intéressant.
Abandon de la référence temporelle traditionnelle du travail, annualisation des horaires, semaine compressée, partage de poste, planification des horaires atypiques, télétravail, légalité réelle de travail etc. Voilà leurs propositions.
On sait que l’annualisation a été une vieille revendication patronale et qu'elle est à l'origine de nombreuses difficultés parce qu’elle avait fait éclater la référence hebdomadaire et la référence hebdomadaire n'est pas simplement un problème de comptabilité, ce n'est pas simplement le fait qu’il y ait la même durée de travail toutes les semaines, c'est le fait qu'il y a une stabilité pour le salarié dans l'organisation de sa vie professionnelle et de sa vie privée. A partir du moment où l’on bascule dans l'annualisation, il n'y a plus de durée prévisible puisque son principe est de rendre le salarié disponible selon la charge de travail et selon les niveaux de commandes de l'employeur, on soumet la disponibilité du salarié aux objectifs de l'entreprise et à son fonctionnement. C'est ce que certains ont appelé la variable d'ajustement, le salarié devient la variable d'ajustement en fonction du niveau de commandes tant dans sa présence dans l'entreprise que dans les effectifs qui sont aussi variables. Il est important et d'une très grande gravité que ces penseurs, ces économistes et ces conseillers mettent en avant une solution qui a été appliquée depuis maintenant 1982 avec les dégâts que l'on connaît.
Je ferai quelques remarques sur la question du travail puisque cela me semble intéressant pour ceux qui ne connaissent pas. Je ne vais pas revenir sur le mot "souffrance" puisqu'il fait débat, non pas qu'il y ait un débat sur le degré de souffrance mais un débat sur l'utilisation du mot concernant les problèmes que nous avons évoqués auxquels les salariés sont confrontés dans l'entreprise.
Pour le mot "travail", je ne résiste pas à vous lire quelques éléments d'étymologie.
Selon Alain Rey, le mot travail est un déverbal de "travailler" issu du latin populaire tripaliare signifiant tourmenter/torturer. Sous l'Antiquité, le terme bas latintrepalium est une déformation de tripalium, un instrument formé de trois pieux, deux verticaux et un placé en transversale, auquel on attachait les animaux pour les soigner ou les ferrer ou les esclaves pour les punir.
D'autres hypothèses sont avancées pour expliquer l'évolution du mot "travail" vers son sens moderne.
Le monarchisme et le christianisme, très influents au haut moyen-âge, auraient grandement participé à diffuser une représentation du travail actif. Ainsi, les règles édictées par Saint-Benoît destinées à régler la vie des moines bénédictins reposent sur trois activités piliers dont une activité manuelle effectuée en commun. Cette activité manuelle, dénommée "travail", est à la fois destinée à œuvrer pour permettre la subsistance de la communauté, pour développer le bien commun mais aussi pour expier le péché originel.
L’expression "un travail de bénédictin" passée dans le vocabulaire commun avec la signification d’un produit résultant d’un labeur considérable confirme l’idée que cette innovation monastique a pu contribuer à forger et diffuser un sens nouveau au mot "travail".
Il existe aussi le terme latin tribulare qui signifie "presser avec la herse, écraser".
Pour ceux qui ont espéré se réaliser dans le travail, ce sont des définitions un peu décevantes.
Au XVIème siècle, le travail signifie "Se donner de la peine pour", on retrouve donc "expier le péché originel" et le mot "torturer". C'est cela le travail, cela vous laisse déjà rêveur sur ce que nous allons aborder.
Je donne la parole à Jean-Pierre Vialle.
M. VIALLE. - Je voudrais rappeler quelques règles de droit, on ne va pas faire de droit ce soir mais la santé au travail est un droit fondamental. Cela figure dans la directive européenne du 12 juin 1989 qui a pour objet de promouvoir l'amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs, il est même précisé "les travailleurs au travail". La santé à l'extérieur on n’en a rien à faire !
Le texte de cette directive commence par un préambule de deux pages sur les considérants. J'en ai retenu un, vous pouvez lire les 8 pages - je ne vais pas le faire ce soir - mais j'ai retenu ce considérant : L'amélioration de la sécurité, de l'hygiène et de la santé des travailleurs représente un objectif qui ne saurait être subordonné à des conditions de caractère purement économique. Denis, tu es "mauvaise langue", il n'y a pas de considérations purement économiques dans le droit du travail.
Dans cette même directive l'article 5 dit ceci : l'employeur est obligé d'assurer la sécurité et la santé des travailleurs dans tous les aspects liés au travail. Dans tous les aspects liés au travail, c'est-à-dire à travers les politiques d'évaluation et de prévention des risques, entre autres. Cette notion d'évaluation et de prévention des risques est apparue relativement récemment.
L'article 6 de cette même directive dit : adaptation du travail à l'homme. C'est traduit dans la loi française, dans le Code du Travail, par un article que je vais vous lire : l'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures comprennent les actions de prévention des risques professionnels et de la pénibilité du travail, les actions d'information et de formation, la mise en place d'une organisation et de moyens adaptés, l'employeur veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes.
Une remarque importante : dans cet article la santé est physique et mentale.
L'OMS a défini la santé comme étant un état complet de bien-être physique, mental et social et, en France, la loi de janvier 2002 a intégré la santé au travail comme étant toujours définie physique et mentale. C’est important parce que cela a des conséquences directes. Par exemple, dans le droit de la Sécurité Sociale, l'accident de travail n'est plus seulement comme autrefois une liaison corporelle soudaine, mais le suicide peut, par exemple, être reconnu comme un accident du travail. Vous voyez l'importance de cette reconnaissance de la partie mentale de la santé.
La reconnaissance de préjudice d'anxiété est importante pour les salariés exposés à l'amiante, c'est-à-dire qu'avant même que des salariés soient déclarés malades, est reconnu le préjudice d'anxiété. Retenons donc qu'en vertu du contrat de travail, l’exercice du pouvoir de Direction ne peut déroger à l'obligation de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs. Pourtant, des méthodes de gestion peuvent avoir pour effet pour le salarié une dégradation de ses conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits, à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. Ce texte est celui de la définition du harcèlement moral qui figure dans le Code du Travail. Il est aujourd’hui admis que des méthodes de gestion peuvent être un harcèlement et qu'il peut y avoir harcèlement moral sans intention de nuire.
Appliquées scrupuleusement voilà des règles de nature à garantir aux travailleurs leur santé, leur sécurité et des conditions de travail dignes. Mais, voilà, selon Madame Parisot "la liberté de penser s'arrête là où commence le droit du travail", je pense donc que les intervenants vont nous dire que ces règles ne suffisent pas, peut-être qu'elles ne sont pas vraiment très bien appliquées.
M. HORENSTEIN. - Je pourrais ajouter un mot parce que je présente très souvent ce que vous venez de dire à l'Education Nationale. Dans le Code du Travail, il est écrit "les chefs d'établissement". Je dis cela tout de suite avant la réaction de la salle parce qu'il y a des chefs d'établissement dans la salle et cela s'applique quand même aussi à eux.
Parlons de l'Education Nationale. Je vous remercie de me donner l'occasion de présenter ma vision à partir d'un poste de travail très précis, médecin psychiatre dans des centres de santé mentale, s'occupant depuis quelques années de soins mais aussi de prévention. Cela vous dit déjà quel est un peu mon point de vue, cela me donne aussi l'occasion de vous donner ma perception et de discuter de ce que nous sommes en train de faire.
En demandant ce que l'on attendait de moi, on m'a dit de vous présenter quelques chiffres et l'évolution. Présenter l'évolution est aussi présenter quelques chiffres sinon on est trop dans l'anecdotique et les problèmes commencent puisque l'une des caractéristiques de l’Education Nationale est qu’à des questions simples, il y a toujours des réponses très compliquées scientifiquement et politiquement parlant.
La première question simple pour faire une typologie de ce qu’est le stress et la violence contre le personnel, et que les journalistes me posent toujours, est :combien d'enseignants sont victimes d'agression dans les établissements scolaires ?
Vous tournez sur quoi ? Vous tournez sur la dernière publication de l'Observatoire national de la délinquance des réponses pénales.
Vous verrez la première ou la deuxième caractéristique de l'Education Nationale en allant au chapitre "Attentes par profession". Il y a les attentes des médecins, des policiers, des gendarmes, des postiers, il y a une série de professions et vous avez donc les chiffres des attentes dans ces professions-là. Vous ne trouvez pas les personnels d'éducation, vous allez donc les chercher dans les fiches spécifiques.
Dans les fiches spécifiques, on vous renvoie à un article qui est écrit par la DEP (Direction de l’évaluation de la prospective et de la performance), cela doit être l’un des lieux de France qui publie le maximum de chiffres. La production de cette Direction est inimaginable, tous les chiffres sont là, vous pouvez donc chercher combien de personnels sont agressés. Il faut être mathématicien - chose que je ne suis pas - doublé d'un diplomate capable de lire le texte entre les lignes pour arriver à éventuellement sortir un chiffre qui sera probablement faux puisque l’on s'est trompé dans les calculs.
Pourquoi ? Cela fait 15 ans que je demande à la DEP de séparer de façon nette les problèmes des salaires des problèmes du personnel. Puisque vous faisiez référence au Code du Travail, les salaires n’entrent pas dans le Code du Travail, mais la prérogative de l'Etat est de sanctuariser les établissements scolaires, de réfléchir par rapport aux établissements scolaires et à la communauté éducative et on ne prend pas soin de séparer deux problèmes différents parce que le personnel éducatif est quand même un employé comme les autres. Du coup, l'Etat joue son rôle par rapport à la protection des établissements mais il ne le joue, à mes yeux, pas de façon claire lorsqu’il s'agit de son rôle d'employeur. Je rappelle qu'il est le premier employeur de France ; concernant l'Education Nationale nous parlons de 8,100 millions de personnes. C'est donc très difficile.
Cette année, je n'ai pas voulu chercher dans ce mélange de chiffres entre les élèves etc., quel était le chiffre pour les agressions physiques. Ce sont des choses importantes, je ne parle pas des agressions verbales, je parle de choses qui ont un sens pour nous puisque l’on sait qu'elles ont un fort impact psychologique.
Savoir sur quelle population on doit faire de la prévention est un sujet qui m'intéresse. Je me suis donc amusé au milieu des années 2000 à faire le calcul suivant : nombre des agressions qui avaient été acceptées à titre d’accidents du travail. En 2002, il y a eu 346 accidents de travail au titre d'agressions. Ce sont les chiffres au niveau national.
A la même époque, un logiciel comptabilisait les agressions et avait fait grand bruit parce que les journaux s’en étaient emparés pour comparer les établissements qui étaient plus agressifs que d'autres. Ce logiciel a disparu mais on en comptabilisait, à l'époque, déjà 2 000.
Si on se basait sur les chiffres que la France envoie vers l'Europe - toujours les chiffres officiels - on pourrait comptabiliser à peu près 10 000 agressions physiques.
Si on se basait sur une enquête de l’INSERM, qui était intéressante parce qu'elle demandait aux élèves "avez-vous, au cours de l'année, frappé un professeur ?", on serait à 4 000.
Il y a eu une augmentation de 30 % entre 2002 et 2006 mais 30 % de quel chiffre ? Dans les tous derniers rapports de l'Observatoire de la délinquance, il y a une légère augmentation, elle est intéressante parce que c'est la seule rubrique qui augmente, légèrement mais qui augmente quand même.
La deuxième question est : combien d'enseignants/personnels sont victimes de harcèlement moral ? Si quelqu'un a la réponse, je suis preneur.
Nous savons que ce problème existe parce que le médiateur de l’Education Nationale a alerté les pouvoirs publics et parce que nous le trouvons dans nos bureaux de consultation mais il n’est dans aucune statistique. Il n'y a pas de statistiques là-dessus.
Nous, nous avons fait une étude à partir des personnes qui consultaient à la MGEN pour un psychiatre et nous sommes arrivés au chiffre de 15 % mais on a pris une précaution, on s'est dit qu'il y avait peut-être des questions de harcèlement qui ne nous concernaient pas, nous psychiatres. On s'est effectivement rendu compte qu'il y avait un pourcentage de personnes qui se disaient harcelées mais qui avaient le sentiment de pouvoir contrôler, ce n'était pas grave pour elles et dans les questionnaires d’impact psychologique que nous leur faisions passer, on s’est aperçu qu’il y avait un pourcentage où il n'y avait pas un impact psychologique important.
Avec cela, on est arrivé à un chiffre de 3 % qui est l’un des chiffres les plus bas que l'on puisse trouver en Europe concernant les problèmes de harcèlement moral. Si l’on se base uniquement sur les enseignants, 3 % représente quand même 24 000 personnes et la question est toujours de savoir où elles sont puisqu’elles n’apparaissent nulle part.
Ce chiffre de 15 % n'était pas si exagéré que cela puisqu'il y a eu une récente étude sur le personnel de Direction et les auteurs de cette recherche arrivent à 12 %. On est normalement plutôt habitué à ce que le harcèlement soit du haut vers le bas, que ce soit le chef qui harcèle le subordonné mais, là, ils ont fait une étude sur le personnel d'encadrement et c'est le personnel d'encadrement qui se dit, pour 12 %, harcelé. Alors combien y a-t-il de harcelés dans les personnels en dessous ?
L’autre chose intéressante est que 1,3 % des personnels de Direction a porté plainte, cela ne paraît rien mais cela fait quand même 120 plaintes pour harcèlement moral. La première question est combien de ces plaintes arrivent à quelque chose et la deuxième est combien de problèmes de harcèlement - ce fameux 3 % - arrivent à une reconnaissance à titre d'accident de travail/maladie professionnelle ?
La première chose est qu’il est possible, si vous êtes victime de harcèlement moral, de faire jouer cette logique de maladie professionnelle même si le harcèlement moral n'est pas dans la liste des maladies professionnelles. C'est tout à fait faisable.
Il y a malheureusement quelque chose que les enseignants n’utilisent pas qui est les services spécialisés en pathologies professionnelles où il y a des consultations - il y en a 32 en France, il doit y en avoir une pas loin d'ici - qui permettent de faire les diagnostics, les amputations au service et qui disent que l’on peut ou pas rattacher telle maladie à un problème de travail.
En ayant ce service spécialisé et en ayant l'acceptation par le médecin que c'est effectivement une maladie professionnelle, vous avez 1 chance sur 100 d'une reconnaissance à titre de maladie professionnelle. Le médecin spécialisé va vous reconnaître, mais pas le Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles. Pour moi, cela pose un problème parce que, en réalité, pour l'année 2007 et 2008, il y en a eu, en tout et pour tout et pas uniquement pour l'Education Nationale mais pour toutes professions confondues, 44 reconnues. Vous voyez à peu près comment cela se passe. Il y a, en sortie des services spécialisés, 4 000 personnes à qui on a dit que leur problème était en rapport avec le travail mais on arrive, à la fin, à 40 reconnaissances, on arrive donc à 1 %.
Cela me pose un problème pour dire à mes patients qu’on va demander que leur maladie soit reconnue à titre de maladie professionnelle. Je sais que les chances qu'ils l'obtiennent est de 1 sur 100. Faut-il les encourager ou pas ? Vous imaginez bien l'état psychologique de quelqu'un qui vient de vivre une situation de harcèlement moral et qui arrive dans le bureau d'un psychiatre - il faut le faire, en plus nous avons mauvais presse - s’il doit en plus faire le parcours du combattant et qu’il a une chance presque nulle d'obtenir quoi que ce soit, on n'est pas très motivé à l'encourager.
La troisième question concerne le stress chronique/problème de burn-out - je peux vous en parler parce que je l’ai vécu à mes dépens - combien y a-t-il de personnels de l’Education Nationale victimes de burn-out ?
Le burn-out est ce que l’on appelle la brûlure intérieure, c'est la traduction médicale du stress chronique, carbonisé mais de l'intérieur. Cette différence est intéressante, elle peut parfois ne pas se voir de l'extérieur.
Je ne sais pas si vous vous rappelez de ce qu'il s’est passé avec le journal Le Monde pas plus tard que mi-octobre. Se basant sur un rapport de recherche que j'ai rédigé, il a publié qu’il y avait 17 % des enseignants en état de burn-out en France. J'étais en vacances et je n’étais même pas au courant qu'il devait y avoir une publication par Le Monde. J'étais co-auteur de ce rapport de recherche avec l'Inspecteur général de l'Education Nationale, M. Fotinos.
Je pense qu’à l'occasion de cet épisode dramatique d'une enseignante qui s'est immolée au sein de son établissement - grosse affaire, extrêmement pénible - le journal Le Monde a dû se presser pour l’interview, je ne sais pas très bien ce qui s'est passé.
Ce chiffre-là correspond à la réalité, c'était clair dans le rapport, il s'agissait d'une population hollandaise, pas d'une population française. Le Gouvernement a donc - je suppose qu'ils ont eu le rapport - répondu que c’était faux, que c’était une population hollandaise et que ce n'était pas une population française. C’est "de bonne guerre", il y avait une erreur manifeste dans le journal Le Monde puisqu'ils avaient mis ce chiffre qui ne correspondait pas à une population française.
Il y a une question que vous vous posez sûrement et une deuxième que vous ne vous posez pas.
La première question est : pourquoi celui qui fait une étude en France parle d'une population hollandaise ?
J'ai parlé d'une population hollandaise parce que les hollandais se sont donnés les moyens de pouvoir faire ce que l’on appelle un point de césure par rapport à la notion de burn-out. La notion de burn-out n'est pas un diagnostic médical, on arrive donc à ce concept à travers des questionnaires. Le questionnaire est très dépendant des facteurs culturels et de la façon dont les gens comprennent ce qu'ils lisent pour répondre. Eux, ont trouvé le moyen de pouvoir dire que celui-ci a un burn-out et que celui-là n'en a pas, à ce moment-là on peut donner ce chiffre de 17 %.
En France, nous avons une fondation - la Fondation pour la santé publique - qui a fait des études sur le burn-out mais comme nous n'avons pas de points de césure - dans un questionnaire, si vous avez des chiffres très importants, on va dire qu’à partir de tel chiffre il est malade et qu’en dessous de tel chiffre il ne l’est pas - on sépare les populations en trois et on va le présenter comme un problème. On a utilisé un questionnaire multifactoriel, il y a trois sous-groupes de problèmes différents à l'intérieur, les résultats ont donc été présentés par sous-groupes.
Je ne peux pas vous répondre de façon simple à la question combien de personnes sont victimes de burn-out en France. Je ne peux pas le dire, c'est pour cela que j'ai mis les chiffres hollandais. Mais, dans les études faites en France, on arrive à la conclusion que nous sommes dans la moyenne européenne et, que je sache, les hollandais font partie de l'Europe, on ne doit donc pas être si loin que cela des 17 %.
Ce qui était intéressant dans cette polémique - telle que je l'ai vécue en vacances – c'est que personne n'a posé la question. En disant que les résultats ne sont pas bons, on sous-entend que cela doit être beaucoup moins en France, on a exagéré.
Je reviens à la question : combien d'enseignants sont victimes de burn-out en France ?
Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'il y a eu un article en 2008 où le Conseil de l'Ordre des Médecins avait présenté un chiffre de 47 % dans sa revue officielle, 47 % des médecins libéraux présentaient des symptômes de burn-out. J'imagine qu'ils ont pris la précaution de dire "présentent des symptômes" parce qu’ils n'avaient pas de points de césure pour trancher, ils ne pouvaient pas présenter des chiffres. A l'époque, il n'y a pas eu autant de bruit avec ce chiffre de 47 % qu’il y en a récemment eu avec les 17 % concernant les burn-out.
Ce que je peux vous donner, ce sont les chiffres que nous avons dans ce rapport de recherche, dans 1 établissement sur 4 - je ne parle pas d'individus mais d'établissements parce que l’on a fait des études sur des établissements scolaires - on va trouver moins d'un quart du personnel pour juger que l'ambiance du travail est favorable. Pour utiliser la phrase d'un des responsables, le problème du burn-out dans les établissements scolaires n'a pas eu une augmentation exponentielle mais s’est approfondi. Nous savons bien que cet enracinement a un impact mais je ne peux malheureusement pas vous dire quel est le taux actuel.
En 2005, le chiffre des accidents de travail/maladies professionnelles à l'Education Nationale concernant les enseignants était de 0,6 %, et on passe à 6 % pour la même question appliquée à la fonction hospitalière et à 8 % pour la fonction territoriale. Je ne comprends pas cette différence si énorme et pourquoi il y a une reconnaissance au sein la fonction hospitalière qui n’existe pas au sein de l'Education Nationale.
Je ne m'explique pas cette différence, d'autant plus que dans toutes les études depuis les années 1980 concernant les burn-out ou tout autres risques y compris psychiques, j'essaie toujours de comparer les soignants avec les enseignants, ce sont toujours les deux populations les plus impliquées dans les agressions, dans le burn-out etc.
Je vous ai donné des chiffres qui sont un peu anciens parce que les chiffres concernant les accidents de travail/maladies professionnelles sont devenus des secrets d'Etat ces dernières années.
Il y a depuis 2009 - cela a commencé en 2007 - la mise en place informatisée de la gestion des rentes des sections de travail des maladies professionnelles à l’Education Nationale. Vous savez que la Cour des comptes a récemment épinglé le fameux logiciel Chorus dans son rapport 2011. A l'intérieur de Chorus, il y a un logiciel qui s'appelle Anagram, la mise en place de ces logiciels est devenue très compliquée et donc avec des réponses très compliquées. C’était si compliqué que le personnel n'arrivait pas à le faire marcher et il y a eu un retard de 6 milliards d’euros dans les paiements de l'Education Nationale pour les accidents de travail et les maladies professionnelles.
Il a fallu un an pour me faire rembourser un déplacement pour aller faire une conférence dans un rectorat, des collègues sont beaucoup moins patients que moi.
Le résultat est que j'entends tous les jours que des personnes qui sont en accident de travail reconnu n'arrivent pas à se faire délivrer les médicaments par les pharmacies, elles doivent donc payer de leur poche si elles veulent les avoir parce que les pharmacies ne vont pas attendre un an que l'Education Nationale paie.
L'effet secondaire est que le médecin dit aux gens : pourquoi voulez-vous que je vous fasse un accident de travail puisque vous êtes de toute façon à la MGEN et que vous n'allez rien payer ? Ce n'est pas la seule mais c'est l’une des explications supplémentaires de pourquoi il y a si peu de reconnaissances d'accidents de travail/maladies professionnelles à l'Education Nationale. Cela pose un vrai problème.
On a posé cette question aux enseignants : au cours de la dernière année, avez-vous consulté un médecin pour un problème physique ou psychologique lié à votre travail ?
Les réponses sont extrêmement importantes. Les gens pensent que leurs problèmes sont liés à leur travail mais c’est, en réalité, systématiquement considéré comme un problème personnel.
J'ai pris beaucoup de temps mais laissez moi une minute pour vous dire ce que l’on est en train de faire parce que mon activité principale est de tâcher de faire quelque chose. On travaille sur trois directions.
La première est légitime même si cela va tout de suite déclencher une polémique, c'est ce que j'appelle "le guide du soin de soi". Dans les problèmes de burn-out, comme c'est le cas à l'Education Nationale et dans les hôpitaux, le problème n'est pas uniquement la personne qui est malade. Je vous disais tout à l'heure que c'était une brûlure intérieure et qui ne se voyait parfois pas, ce sont donc des personnes qui sont au travail et pas nécessairement hospitalisées. Elles risquent de souffrir mais aussi de faire souffrir les autres, les patients quand il s'agit de médecins ou les élèves quand il s'agit de personnels enseignants. Nous insistons sur cette notion de "guide de soin de soi" par rapport à la notion du stress.
Vous me direz que le problème du stress est le problème de l’employé et pas de l’employeur. Nous avons donc travaillé un deuxième point pour équilibrer le premier sur la question de la qualité de vie au travail avec des outils que nous avons distribués aux établissements scolaires afin que nous puissions avoir une discussion là-dessus.
Le troisième point sur lequel nous travaillons est la formation du personnel. On connaît le rôle que joue le personnel de Direction et le chef d'établissement scolaire pour protéger la santé ou pour la faire perdre. Je peux vous donner beaucoup d'exemples de ce qu'il se passe à ce niveau-là dans le problème relationnel - qui est à mon avis négligé - entre le personnel et entre adultes au sein d’un établissement scolaire. On parle tout le temps de la relation avec les parents d'élèves et les élèves mais il y a, comme pour tous les autres lieux de travail, la relation entre employés. C’est quand même une source de stress très importante, il n'y a aucune raison que ce ne soit pas pareil au sein des établissements scolaires. On travaille donc beaucoup sur les problèmes de relations entre adultes à partir de l'incivilité, on a développé ce concept pour introduire des outils et une réflexion sur ce que l’on peut faire pour travailler la relation.
Merci beaucoup pour votre écoute, je suis prêt à répondre à vos questions.
M. LANGLET. - Merci beaucoup, je donne la parole à Denis Garnier.
M. GARNIER. - Je ne suis pas dans l'Education Nationale mais je suis de ceux qui s'apparentent aux mêmes problématiques, c'est-à-dire le milieu hospitalier.
M. HORENSTEIN. - Oui, mais, vous, on vous reconnaît.
M. GARNIER. – Nous avons effectivement un CHSCT depuis 1985 et cela nous permet d'espérer qu’il va bientôt fonctionner.
Comment présenter la souffrance au travail ?
Je viens témoigner ici à la demande de Denis Langlet, je ne suis pas un scientifique et je me présente comme un ouvrier syndicaliste, auteur.
Un ouvrier parce que je suis dessinateur avec un CAP et un BEP, et un ouvrier du monde, c'est-à-dire participant à l'œuvre collective d'une Société qui va aller mieux. C'est cela être ouvrier, c'est participer à l'œuvre, on oublie ce mot et on le met comme péjoratif. Aujourd’hui, tout le monde veut s'appeler cadre, il y a des sociétés où il n'y a que des cadres et il y en a certains qui mettraient un accent circonflexe sur le "a" pour le rendre plus noble encore.
Je suis donc un ouvrier syndicaliste parce que l’on ne peut pas laisser les choses en l'état et que l’on reconnaît dans cette Société qu'il y a des gens qui mènent les choses et qu'il y en a d'autres qui les subissent. Nous, on sera toujours du côté de ceux qui les subissent et notre rôle est d'être cette interface entre les prédateurs et les proies que sont le monde du travail et l'économie.
Je suis également auteur puisque je viens d'écrire deux livres. A travers la souffrance au travail, j'ai envie de vous raconter l’histoire de ces deux livres parce que cela reprend toute l'histoire de mon expérience, pas de mon expertise parce que je n'ai aucune qualification pour cela, si ce n'est 35 ans passés dans les hôpitaux à défendre les personnels.
J'ai été, en 2010, auditionné par la mission "mal-être au travail" du Sénat pour représenter les personnels hospitaliers et la Fédération Information Santé, comme je suis au Conseil supérieur de la Fonction Publique Hospitalière, et je suis membre titulaire du CHSCT puisque l’on a un CHSCT national. On peut donc observer. Je reparlerai des chiffres après, l'Education Nationale n'est pas sur un îlot mais sur une grande île, nous, nous sommes plutôt sur un îlot.
Lorsque l’on m'a posé la question de présenter le mal-être au travail du personnel hospitalier, j’ai regardé ce qui s'écrivait, ce qui se faisait dans tous les secteurs et j’ai notamment lu le blog du Sénat qui traitait le mal-être au travail. Il est excellent, il y a tout dessus, il y a les positions patronales, les positions syndicales et les positions des experts, ce blog est quelque chose de très intéressant.
On y voit, par exemple, la position patronale qui est de dire que les gens amènent leurs problèmes personnels au travail et qu’ils ne sont donc pas heureux. Comme ils amènent leurs problèmes personnels, ils divorcent et après ils se suicident parce que c'est un dégât collatéral de problèmes personnels qui s'invitent au travail.
D'autres disent que c'est le management intermédiaire qui ne comprend pas ce qu'on lui demande et qui ne sait pas mener des hommes.
Puis, il y en a d'autres - dont je suis - qui disent que c'est plutôt le travail qui s'invite à la maison.
Lorsque l'on regarde la façon dont l'hôpital est organisé aujourd'hui, on peut effectivement dire que c'est le travail qui s'invite à la maison. Je ne vous parle même pas des portables que tous les hospitaliers éteignent et qu'ils mettent tous sur liste rouge pour ne plus être contactés par l'hôpital, pour essayer de se protéger de l'hôpital qui s'invite trop souvent à la maison.
Dans cette commission parlementaire pour traiter du mal-être au travail, on a présenté un certain nombre d'aspects mais l'intéressant est ce qu'il en est sorti. Il en sort, comme tous les rapports parlementaires qui traitent de questions parlant des salariés, que cela finit sur une étagère poussiéreuse de cette magnifique Assemblée parce que c'est vrai que les locaux sont beaux. Quand je disais que j'allais astiquer le mal-être du personnel sous les dorures de la République, j'étais un peu fier mais malheureusement les dorures ne sont qu'au plafond et les rapports au sous-sol.
J'ai donc été fortement déçu par cet espoir que l’on avait, vous vous rendez compte, ils vont s’occuper de nous, ils vont nous écouter parce que si l’on souffre de quelque chose dans le monde du travail, c'est bien l'écoute. On n'est pas fait pour écouter, on est fait pour travailler "Tais-toi, tu es chargé d’exécuter des ordres, des missions, des protocoles, des contrats d'objectifs" et on ne vous demande pas de réfléchir, j'en parlerai tout à l'heure, notamment concernant le problème de l'encadrement. Je me suis dit qu’il n'était pas possible que l’on passe à côté de cette souffrance du personnel hospitalier au travail sans faire quelque chose, j'ai donc écrit un livre.
Comme je suis formateur CHSCT, je recherche toujours les causes parce que pour comprendre ce qu'il se passe dans les maux du travail, il faut observer et on en vient à l'observation. Observer pour comprendre et comprendre pour agir, on ne peut pas agir sans avoir compris et on ne peut pas comprendre si l’on n'a pas observé. C'est l'observation qui est un combat politique, j'accède à ces informations qui sont faites pour dire que l'Education Nationale est un sinistré de l'observation du travail. Il n'y a qu’à compter le nombre de médecins du travail dans l'Education Nationale pour comprendre qu'il y a un problème. On entendait d'ailleurs dans une émission télévisée un journaliste poser à une enseignante la question suivante : "quand avez-vous vu la dernière fois le médecin du travail ?", elle a répondu "quand je suis entrée à l'Education Nationale, je vais partir à la retraite dans un mois, je ne l'aurai pas revu depuis".
Il est vrai que les textes existent, y compris pour l'employeur Education Nationale, parce que c’est une obligation de l'employeur que de veiller à la santé physique et morale des travailleurs, qu'ils soient enseignants, hospitaliers ou dans les entreprises privées, cela s’applique partout.
Quand on pose la question au niveau de la fonction publique territoriale ou hospitalière, on a un avantage sur l'Education Nationale mais plus largement sur la fonction publique de l'Etat, c'est que l’on a une espèce de petit observatoire, un fonds national de prévention.
La Caisse de retraite des agents des collectivités locales - qui paie notre retraite, pour laquelle on cotise avec les employeurs - a créé ce fonds national de prévention pour aider les établissements hospitaliers et la fonction publique territoriale à monter des projets de prévention des risques professionnels. Ils ont un outil qui s'appelle PRORISQ qui est chargé de renseigner tous les accidents de travail, toutes les maladies professionnelles, tous les maux et les troubles musculo-squelettiques etc. qui s'y passent.
C'est un logiciel gratuit mis à la disposition de tous les établissements, qui peut être renseigné dans tous les établissements par connexion Internet donc en lecture directe mais le seul problème est que cela renseigne trop bien, que personne n’en veut et que ceux qui s’en servent sont marginalisés, il y en a très peu.
On a signé un accord en novembre 2009, c'est le deuxième anniversaire cette année, d'ailleurs, demain je vais à Strasbourg présenter, au salon Préventica, les analyses sur cet accord qui met les CHSCT y compris dans l'Education Nationale.
J'ai posé la question à la fin des négociations, j'ai dit : nous, on a un outil d'observation qui s'appelle PRORISQ qui est géré par le Fonds national de prévention, il suffit que vous soyez d'accord et on peut, sans problème, l'étendre à toute la fonction publique. Il faudra peut-être nous mettre une dizaine d'informaticiens pour le faire fonctionner parce qu'entre 1,5 million de fonctionnaires de la territoriale, plus 1 million d’hospitaliers et 1,6 million de l’Education Nationale - ce sont les chiffres de l'année dernière, il y en a beaucoup moins - cela fait un outil qui peut être tout à fait performant pour enseigner. Le directeur de Cabinet de la fonction publique m’a répondu en aparté : vous n'avez jamais vu le petit qui mangeait le gros.
Ce qui est observable c'est que la fonction publique d'Etat est supérieure à toutes les autres et que, lorsqu’il y a quelque chose de bien dans les autres fonctions publiques, c’est inapplicable à la fonction publique de l'Etat pour la raison que cela ne vient pas d'eux. Ces outils sont donc complètement mis de côté, la fonction observation est une guerre pour éviter de comprendre ce qu'il se passe à l'intérieur des établissements, des écoles, des hôpitaux et de la fonction publique territoriale, c’est un enjeu de savoir ce qu'il s'y passe.
La première observation est de dire qu'il faut se battre pour avoir des outils d'observation.
Dans le protocole que l’on a signé en novembre 2009, il doit y avoir des outils d'observation du mal-être au travail ou des risques psychosociaux. Les risques psychosociaux sont une notion ambivalente. Vincent de Gaulejac a écrit un excellent livre disant qu'il fallait faire attention à la notion de risques psychosociaux parce que risques psychosociaux veut dire que c'est votre problème, c'est vous qui avez un risque psychosocial, ce n'est pas l'organisation du travail, c’est votre faiblesse qui fait que vous la subissez mais parce que vous êtes faible, il y a donc un risque psychosocial parce que ce salarié se comporte mal face au travail. Alors que lorsque l’on regarde les causes et les conséquences du mal-être au travail, ce sont bien souvent des problèmes d'organisation du travail, c'est l'organisation du travail qui contraint le salarié à ne pas être bien dans son travail, à mal faire son travail, à ne pas pouvoir faire son travail, le travail empêché.
Il y en a qui utilisent le terme de contraintes psychologiques organisationnelles, ce sont des choses de scientifiques mais c'est peut-être plus proche de ce qui se fait.
Que ce soient des risques psychosociaux ou des contraintes psychologiques organisationnelles, je crois que le livre de Denis répond à la question, c’est bien de la souffrance au travail dont on parle, du mal-être au travail et des salariés qui ne sont pas bien dans leur travail.
Je pourrais vous parler des exemples de l'hôpital - il y en a beaucoup dans le livre -, vous expliquer d'où cela vient, comment l'hôpital se trouve confronté à ce mal-être et pourquoi il arrive dans le service public. Lorsque l’on est interviewé sur le livre, sur le mal-être au travail etc. et que l’on vante l'hôpital, on nous pose la question : si l’on vous compare à l’Education Nationale, parce qu'ils se plaignent à peu près des mêmes troubles, comment l’expliquez-vous ? Il faut sortir de l'Education Nationale et de l'hôpital et il faut aussi rencontrer le secteur privé pour comprendre.
Tu as parlé de Renault, je vous conseille la lecture d'un excellent livre qui s'appelle "Travailler à en mourir" d’Hubert Prolongeau. C'est un livre qui décrit - non pas par des scientifiques mais par deux journalistes - l'observation de ce qui s'est passé au Technocentre de Renault et sur ce qui s’est passé à France Télécom même s’ils ne sont arrivés qu’à la fin de leur rédaction. Ils observent le travail et ils disent que ceux qui s'en sortent le mieux sont ceux qui s'en fichent. Oui, parce qu’à partir du moment où le salarié se plaint, c’est qu'il a la notion du travail, c'est-à-dire qu’il comprend que son travail ne peut pas être fait dans de bonnes conditions et dans de bonnes règles comme on le lui a appris, il va donc aller se plaindre à son supérieur hiérarchique.
De Gaulejac a appelé cela les "raisons de la colère", cela veut dire qu’il faut permettre aux salariés d'exprimer cette colère parce que si on leur interdit de s'exprimer sur les raisons qui font qu'ils se plaignent des mauvaises conditions de travail, ils vont garder cela à l’intérieur, ils auront leur burn-out, leur brûlure interne, rien ne s’exprimera, tout s'étouffera et on va se surprendre à avoir un enseignant qui s'immole dans la cour, un hospitalier qui se jette du 3ème étage, une personne du Technocentre qui va se jeter du palier devant ses collègues de travail etc. On se dit que ce n'est pas possible.
Quand on essaie de relier tous ces éléments - c’est l'objet de mon premier livre "Libérez-vous ! De l'économie contre le travail" - on se rend compte que tout cela a un lien, c'est l'économie. C'est la façon dont on applique l'économie au travail qui fait que l’on se retrouve dans des observations comme celles-là.
Quand on étudie tout cela, on se rend compte que depuis les années 1970, le monde du travail a évolué vers quelque chose qui se heurte à la culture qui est la nôtre, en France particulièrement, où la valeur travail est beaucoup plus élevée que dans d'autres pays européens, notamment dans ceux du nord de l'Europe. Les anglais et les allemands n'ont pas le même attachement au travail que les français, on observe donc qu’il y a effectivement en France des maux du travail plus prononcés que dans d'autres pays européens même si les troubles sont partout pareils. On souffre des mêmes maux à peu près dans tous les pays d'Europe.
Les premiers outils d'observation du mal-être au travail - je ne veux pas parler du livre de Marie-France Hirigoyen sur le harcèlement moral qui a été un petit "fer de lance" dans la profession - sont des questionnaires. Il y a eu le questionnaire Karasek en 1979 et Siegrist en 1982, il s'est donc passé quelque chose à partir des années 70 qui a fait que le travailleur n'était plus en train de souffrir du fait de son travail. On sait que soulever un sac de ciment de 50 kilos est pénible, on sait que le travail d'un manutentionnaire est pénible, cela l'a toujours été et on sait que la première loi de 1842 - qui a évolué depuis - a interdit de travailler dans les usines de plus de 20 aux enfants de moins de 8 ans, c'est vrai que l’on a considérablement évolué en droit du travail si l’on se réfère au XIXème siècle.
Mais si l’on se réfère aux trente dernières années, on se rend compte que les maux du travail évoluent, ils ne sont plus des troubles musculo-squelettiques mais ils s'intériorisent de plus en plus. Ils souffrent au travail parce que l’on presse le travail. Il y a un travail dans ma commune, ce sont justement ces quatre pieux avec la barre qui servaient à mettre les vaches dessus pour les marquer, c’est un instrument de torture.
Ce travail a évolué et on a vu dans les années 1970 ces outils d'observation qui répondent à une demande. Les scientifiques ont commencé à s’y pencher ainsi que tout ceux qui nous apportent leur éclairage, y compris le médecin qui vient nous exposer beaucoup d’indications, ils ont étudié ces évolutions et nous ont permis, nous syndicalistes, de comprendre ce qu'il se passait.
Quand on fait un parallèle entre cette évolution du travail et l’évolution économique, on trouve des parallèles très directs. Le mal au travail a la même courbe que les profits mais c’est aussi la même courbe que la dette, par exemple. Ce sont trois courbes comparables.
Je ne vais pas faire un cours d'économie sur les changements économiques qui sont intervenus dans les années 1973 et qui amènent à cela, je parle des libéraux de droite, c'est-à-dire de la mondialisation de l'économie, de la libéralisation du capital, de ceux que Galbraith appelle les prédateurs dans un excellent ouvrage qui s'appelle "l'Etat prédateur" dans lequel il explique le fonctionnement des libéraux, pas simplement sur le monde du travail mais sur l'économie en général dont le travail fait partie. Le travail est pressurisé par l'argent et le souci de profit et s'il y a un aspect tout à fait insatiable de la part de ces prédateurs, c'est le besoin de profits qui sont toujours plus importants.
Quand on discute avec d’anciens banquiers, il est intéressant de voir ce qu'était leur métier et ce qu'il est maintenant. Avant, le banquier était le partenaire de l'entreprise, c'était celui qui allait aider l'entreprise à se développer, aujourd'hui le banquier est le chef d'entreprise, il est devenu le commandeur de l'entreprise, c'est lui qui exige de l'entreprise des rendements toujours plus élevés pour alimenter un secteur économique et boursier et pour alimenter les profits. Partant de là, tout ce qui se passe depuis les années 1970 vise exclusivement à mettre en place des fonds de pension, des assurances vie et des outils de spéculation pour enrichir le 1 % de la population contre les 90 % de travailleurs. Dans les travailleurs, je ne mets pas que les salariés et les fonctionnaires mais il y a tous les commerçants, les artisans, les petits patrons, les petites sociétés, tout ceux qui ne sont pas au CAC 40 ou qui n’émargent pas sur du CAC 40.
Tout ceci est un monde international et dans ce monde-là, on s'intéresse aussi aux conséquences sur le monde du travail. Il y a deux éléments qu'il faut détruire dans l'économie, c'est l'Etat et les syndicats.
Milton Friedman de l'école de Chicago, qui est l'école du libéralisme, celle qui a monté le système actuel dans les couloirs de Washington, a mis en place un système pour piller les Etats parce que l'Etat va contre le profit. Ils ne reconnaissent même pas le droit d'exister des syndicats puisqu'ils négocient avec les Etats pour "bouffer" les profits. Cela nous donne une légitimité complémentaire, nous syndicalistes, quand il y a des moments où l’on doute, on se dit ne serait-ce que pour répondre à Friedman, cela vaut la peine, il reconnaît que je suis en train de "bouffer" les profits des capitalistes, cela veut donc dire que je suis un peu efficace.
Le plus grave, ce sont les Etats, les privatisations, les délocalisations, les réorganisations de services, ce que l’on vit à l'hôpital, ce que vous vivez dans l'Education Nationale avec la réduction drastique du nombre d'enseignants, avec l'augmentation de la fréquentation des écoles privées, le développement dans notre secteur des cliniques privées marchandes, les marchands de santé.
Il est vrai que l’on a le plus beau régime social du monde en France. Avec nos cotisations sociales, la Sécurité Sociale, on entretient des entreprises et des capitaux boursiers parce que les cliniques à but lucratif, c'est cela. Vous avez la société des médecins, la société de radiologie, le parc immobilier et quand ils font des bénéfices, ils augmentent les loyers. Tout cela revient au même, je fais des bénéfices, comme je suis propriétaire j'augmente le loyer que je me verse comme cela je n'ai plus de bénéfices et je n'ai plus rien à payer à l'Etat. C'est comme cela que marche le système financier, payé par nos cotisations sociales.
La Sécurité Sociale ne marche pas, elle est toujours en déficit, c’est vrai que si je vous baisse votre paie de 20 %, vous risquez d'avoir des problèmes. C’est ce qu'il se passe à la Sécurité Sociale, c'est ce qu'il se passe à l’Etat, en baissant les recettes fiscales qu'ils appellent des dépenses fiscales. Les exonérations de charges représentent 30 milliards d’euros, les cadeaux fiscaux faits depuis 2005 s'élèvent 115 milliards d’euros - ce sont les chiffres de l'UMP - qui ont été détournés du budget de l'Etat vers le capital en exonérations fiscales entre 2002 et 2010, en 8 ans. On assèche donc l'Etat, on essore les salariés, ce sont les mêmes logiques.
Il est important que les salariés sachent cela, c’est l'objet de mon livre, libérez-vous des états d'âme. On sait que la dette en France n'est pas une histoire de dépenses de l'Etat, le sketch qu'ils nous jouent aujourd'hui sur le trop de dépenses de l'Etat est en fait d'assécher l'Etat, de culpabiliser l'Etat, il faut réduire les moyens de l'Etat. Pourquoi réduire les moyens de l’Etat ? Parce que l’on va augmenter la voilure du secteur privé.
Qui a vu baisser un seul service public qui a été concédé au privé ?
Le dernier service public qui a été concédé sont les autoroutes, du jour au lendemain, cela ne vous a pas surpris ? Il y avait des gentilles demoiselles l'été qui nous prenaient les tickets, nous donnaient un petit sourire, nous souhaitaient de bonnes vacances etc., maintenant vous n'avez que la machine et vous avez intérêt à avoir des cartes bleues, il n'y a plus personne. Presque une aire de repos sur trois a été fermée, il n'y a plus personne dans les guichets et vous payez plus cher qu'avant avec les salariés en place. Il y a eu une augmentation.
Tout est comme cela, l'eau, le gaz, l'électricité, le téléphone, tout. Pour les trains, ils veulent privatiser les rails, aujourd’hui il y avait une grève, j'étais content d'être en retard parce que les copains se battent pour qu’il n'y ait pas de privatisation du rail. C’est le réseau ferré de France, les réseaux électriques, il y aura bientôt les immeubles des hôpitaux de France, etc. parce que l'on va séparer l'immobilier de l'hôpital, tout est fait pour casser l'Etat et vendre une partie de ces Etats au secteur public marchand.
Quand on interroge les libéraux pour leur dire que ce sont eux qui doivent organiser la société eh bien non. Comment et de quel droit, vous Etat, vous prendriez nos sous alors que vous n'avez rien gagné ? C'est nous qui produisons, on n'a rien à vous donner, donc c'est du vol d'Etat. C'est comme cela que Galbraith présente l'Etat prédateur pour dire ce qu'il se passe dans les sociétés.
Voilà le fil conducteur de tout ce qui nous arrive indépendamment les uns des autres dans toutes les sociétés.
On n'est pas pauvre, le budget de la France produit 1 800 milliards d’euros de richesses par an, un peu plus maintenant, on a 1 600 milliards d’euros de dettes, ce n'est pas grave. Sur 1 600 milliards d’euros, il y a 1 400 milliards d’euros qui sont uniquement les intérêts payés aux banques. Si l’on avait gardé le système organisé depuis 1973, on n'aurait aucun déficit et aucune dette aujourd'hui. Même les économistes qui font des études sur le coût des dépenses de retard par rapport à la richesse nationale, par rapport à l'évolution de ce produit intérieur but, trouvent que les dépenses de l'Etat sont légèrement diminuées par rapport au budget général des richesses nationales produites en France.
Vous voyez que ce discours qui nous est asséné est fait pour conditionner le salarié, pour dire vous ne vous en sortirez jamais comme cela, allez voir les assurances privées, elles vont vous payer une bonne retraite et elles vont bien vous assurer. C’est comme aux Etats-Unis, quand vous aurez des assurances privées, vous aurez des cliniques privées au top, vous aurez des fleurs dans les chambres, les tapisseries seront refaites tous les ans et le soin on s’en fiche !
Je ne vous parlerai pas de l'hôpital, sinon je serais trop long mais je voulais faire ce parcours avec vous parce qu'il me semble extrêmement important de vous intéresser un peu à l'économie et à ce que l’on raconte, c’est-à-dire à ce fil conducteur, à cette chose qui se passe, ce lien qu'il y a entre tous les maux que les salariés rencontrent parce qu'ils ont la même origine.
Voilà ce que je voulais vous dire très brièvement.
M. LANGLET. - Merci beaucoup Denis de cet exposé dynamique et passionné.
Je donne la parole à Jean-Claude Delgenes.
M. DELGENES. - Merci de m'accueillir, je vais essayer de faire une intervention assez courte parce que ce qui m'intéresse c'est d'échanger avec vous.
Il est important de préciser d'où je pars.
Je suis de formation universitaire, après un 3ème cycle en économie, j'ai intégré le Ministère de l'industrie, j'y suis resté trois ans, j'ai été directeur d'un Institut de recherche public et social, directeur adjoint de l'IRES, ensuite j’ai créé un centre de recherche à Dauphine et j'ai quitté Dauphine trois ans après pour aller à Technologia qui est l’un des cabinets référent en matière de prévention des risques professionnels.
Technologia est un cabinet que j'ai créé en 1989 qui compte aujourd’hui à peu près 150 salariés dans différentes structures et qui a été amené à se confronter aux stigmates du mal moderne puisque l’on a travaillé sur toutes les grandes crises au cours des dernières années, avec l'affaire France Télécom qui nous a fait connaître mais on avait aussi beaucoup travaillé sur les suicides chez Renault.
Je travaille actuellement sur la raffinerie de Dunkerque qui a fermé, réouvert et refermé.
On travaille aussi sur l'affaire Marcoule où il y a eu une explosion dramatique il n'y a pas longtemps avec 3 blessés graves et 1 décès.
Nous avons été amenés à travailler sur la problématique de AZF à travers notre collègue François Barat qui est ingénieur et qui a été retenu par le juge en tant qu’expert judiciaire pour analyser les causes de l'explosion AZF à Toulouse, le procès s'ouvre en appel aujourd'hui.
J'ai dû traiter 75 cas de crises suicidaires au cours des cinq dernières années, on a vraiment les pieds dans le réel.
Avant de venir, j'ai regardé sur Amazone qui est un site Internet et j'ai tapé souffrance au travail. Quand on tape souffranceautravail.fr pour voir ce qui sort en France, on s'aperçoit qu'il y a à peu près 1 200 ouvrages - comme les deux ouvrages de Denis - qui sont sortis au cours de la dernière période. C'est pour vous dire l'intérêt que suscite ce débat en France, qui est un débat réel qui traverse toutes les couches de la population intergénérationnelle. J'ai ensuite tapé suffering.com en anglais et on s’aperçoit que pour les Etats-Unis, qui est un pays cinq fois plus important, on trouve 600 références, moitié moins pour 5 fois plus de population. C'est intéressant, on voit que l'on a en France un vrai problème, un vrai débat, et je pense que l'on n’est pas si en retard que cela sur les vrais débats au niveau international, sur la manière de travailler la question du travail, la question de la redistribution des revenus et de la redistribution des responsabilités.
Il y a un vrai débat qui est intéressant à poursuivre et je suis content de venir ce soir pour échanger avec vous.
Denis l’a dit, en France on a une conception du travail différente des autres pays, en particulier les pays anglo-saxons. Beaucoup d’explications ont été apportées, celle qui est, pour moi, solide est que nous avons un chômage de masse énorme, avec un chômage de longue durée très élevé qui dure depuis très longtemps, donc quand on a un travail, on essaie de s'y maintenir.
Dans certains aspects de ce qui a pu se passer au cours des 30 ou 40 dernières années avec des sociétés de out-placement qui se sont enrichies, qui ont fait un travail scandaleux en matière de réinsertion professionnelle, et qui ont laissé les gens sur le bas-côté, tous ces stigmates remontent aujourd'hui et les françaises et français sont très attachés à leur travail parce que c'est une épreuve, lorsque l'on sort du travail, pour se réinsérer après. D'ailleurs, les chiffres le montrent, il y a beaucoup plus de problèmes chez les personnes qui sont privées de travail et qui sont dans la précarité que chez celles qui ont un travail, même si le travail insère parfois trop fortement et broie les individus. On est bien d'accord, malgré tout, il y a deux fois plus de suicides chez les chômeurs que chez les personnes en activité.
Il y a donc une forte attraction pour le travail, le travail est ce qui tisse notre identité, c'est ce qui nous permet de nous construire les uns avec les autres, d'être utiles, d'être dans une relation à la fois humaine et de solidarité, or, on voit bien aujourd'hui que le travail qui a ce côté épanouissant a aussi un côté qui est maltraitant, le côté pénible. Il y a les deux côtés. On voit que depuis une quinzaine d'années le travail est de plus en plus subi, de moins en moins épanouissant pour les salariés du privé comme du public, avec des symptômes un peu différents et parfois convergents.
Que se passe-t-il lorsqu'il y a des disfonctionnements dans les entreprises ? Les salariés en parlent entre eux, avec leurs délégués syndicaux, à leur médecin, à leur DRH, ils essaient de faire remonter, de faire écouter les problèmes parce qu'ils sont confrontés à la réalité du travail réel. Si rien n'est fait, les salariés se mettent en retrait et essaient d'apporter des solutions à leur niveau, c'est-à-dire qu'ils essaient de faire face à un problème qui les dépasse. Ce sont les arrêts maladie, c'est le turnover.
On travaille énormément dans les hôpitaux, on a dû faire 5 ou 6 CHU et une dizaine de petits établissements, et dès que cela va mal les infirmières ou les soignants s'en vont ailleurs parce qu'ils ont la sécurité de l'emploi. Dans la moitié des hôpitaux, les choses ne sont pas encore trop oppressantes et les gens peuvent encore évoluer. Dans les banques, j'ai vu des femmes qui me disaient : j'ai fait un deuxième, un troisième enfant pour me mettre en congé parental parce que je n'en pouvais plus de ces objectifs débiles que l’on nous oblige à tenir.
Le premier niveau est donc que l’on se met dans une situation de retrait.
Le deuxième niveau est le fait que l'on a des ambiances de travail qui deviennent difficiles à vivre avec une situation où il y a des rivalités, des conflits entre services, une tension permanente. Lorsque les gens se croisent, ils ne se regardent plus dans les yeux mais se regardent les pieds, tous ces signes révélateurs d'une ambiance empuantie où il n'y a plus d'oxygène et où les choses commencent à aller très mal. Cela peut, bien entendu, se combiner avec le premier niveau.
Le troisième niveau est celui de la violence qui peut être verbale et physique. J'ai travaillé au Technocentre de Renault à Guyancourt de 2007 à 2008 et j'y suis revenu en 2009 et 2010. Lorsque certains cadres allaient boire un café, ils revenaient et avaient leur veste lacérée au couteau. C'est pour montrer la violence symbolique que cela pouvait avoir, cette violence on la rencontre partout.
J'ai traité des cas qui pourraient vous surprendre mais qui sont bien réels, dernièrement, un salarié a planté un tournevis dans le ventre de son supérieur hiérarchique. J'ai écrit, il y a 3 ou 4 ans une note expliquant que l’on allait vers des homicides en milieu de travail. Vous avez vu le film qui vient de sortir qui montre que l’on peut effectivement en arriver là.
Nous avons chez France Télécom désarmé plusieurs fois des personnes qui venaient avec des fusils en milieu de travail.
La violence peut donc être tournée vers les autres ou vers soi avec les suicides. La question des suicides est importante parce qu’en 2000, à la Maison de la radio, il y a eu 3 suicides de journalistes en 6 mois, et personne n'en a parlé. 7 ans après, il y a eu les affaires de suicides chez Renault puis chez PSA, l'aggravation chez France télécom, la Poste etc.
Pourquoi on n'en parle pas en 2000 et pourquoi on en parle 7 ans après ?
On s'aperçoit qu’en 2000 les drames suicidaires sont encore ressentis comme une affaire personnelle, c'est-à-dire que c'est un choix fait par l'individu qui est englué dans une souffrance personnelle. 7 ans après, c’est différent, on est dans une logique où le suicide devient signifiant socialement, c'est-à-dire que le suicide est un marqueur plus global d'une souffrance, c'est la pointe immergée d'une souffrance sociale.
Le suicide devient effectivement dans notre pays un élément qui rend compte d'une souffrance plus globale, un peu comme pour la pollution. Si une ville est en proie à la pollution, vous aurez les pics de pollution, c’est la même chose avec la souffrance.
La question à se poser est : pourquoi le travail, qui est un élément protecteur, ne joue pas dans ce cadre-là ?
Pourquoi le travail n'a pas joué le rôle de protection qu'il aurait dû jouer ?
C'est une vraie question et cela renvoie, bien entendu, à l'étude des crises suicidaires. Il faut bien comprendre que c'est là où la difficulté rentre en compte parce que les drames suicidaires renvoient à une dimension plurifactorielle, on peut aller très mal à cause de son travail mais aussi pour d'autres raisons, raison de maladie, raison de perte d'un être cher, les coups du sort et les coups de la vie. C'est compliqué à analyser mais le problème que nous avons, nous spécialistes confrontés au terrain, c'est que nous n'avons rien en termes de chiffres, de statistiques, de bonnes pratiques à nous "mettre sous la dent" pour travailler et pour traiter ces questions-là.
Quelques chiffres qui sont avérés : notre pays a le triste record d'avoir le plus de suicides en Europe en termes de pourcentage, on se place derrière la Hongrie et la Lituanie au nombre de suicides par habitant, nous avons 17 suicides pour 100 000 habitants.
Chaque année dans notre pays, toutes catégories confondues, nous avons 190 000 tentatives de suicide, c'est quand même important. Sur ces 190 000 tentatives de suicides, nous avons environ 10 500 à 14 500/15 000 suicides aboutis. 10 500 est ce que reconnaît l'INRS, 14 500/15 000 est en raison des redressements qu'il faut faire parce qu'il y a des suicides maquillés. Nous sommes dans un vieux fond religieux catholique où il y a encore quelques années le suicidé était exclu du cimetière et n'avait pas droit aux funérailles, le suicidé était celui dont on martyrisait le corps. Il faudra attendre la révolution française pour que les sévices enjoints aux personnes qui se suicidaient cessent et pour que l’on ne confisque plus les biens des personnes qui se sont suicidées. Le suicide est parfois utilisé par des personnes victimes qui veulent cesser de souffrir, le suicide est la pathologie du lendemain, c'est-à-dire que la personne qui se suicide ne se suicide pas pour mourir, elle se suicide parce qu’elle veut faire cesser une souffrance.
La question de fond est sur la problématique des suicides cachés en accidents. En Bretagne, quand les gens veulent mourir, ils vont nager au loin et on considère que c'est une noyade, c’est pour cela que l’on considère qu'il y a plutôt 15 000 que 10 500 malgré ce que peut dire Xavier Bertrand avec qui nous avons encore eu une polémique sur ces sujets-là, il n'y a pas très longtemps.
Le chiffre de 10 500 est important, c'est exactement le nombre de tués que nous avions il y a 20 ans sur les routes de France, entre temps il y a eu une grande campagne nationale pour lutter contre l'accidentologie de la route et aujourd'hui nous avons moins de 4 000 tués en France. Le problème est que l’on reste dans une logique où l’on ne veut pas traiter la question du suicide.
Sur ces 10 500 ou 15 000, il faut comprendre qu'un suicide sur deux est dû à une rechute ou à une récidive. En clair, une personne sur deux qui se donne la mort était connue et aurait pu, très certainement, être traitée et prise en charge pour ne pas avoir à subir un deuxième, troisième ou quatrième acte et on aurait pu faire l'économie de 5 000 à 7 000 décès chaque année. On aurait pu faire cette économie-là mais on ne l'a pas faite parce qu'il n'y a pas eu de traitement.
En France, les personnes qui tentent de se donner la mort sont très souvent prises en charge dans les urgences, sur les 190 000, 165 000 personnes se dirigent vers les urgences. Sur ces 165 000 personnes, environ une bonne moitié ressort le lendemain matin et est, après un débriefing avec le psychiatre du service, laissées dans la nature, voilà pourquoi on se retrouve avec un taux de suicides extrêmement élevé.
Nous avons, vous comme moi, des contacts au quotidien, chaque personne qui se donne la mort est en moyenne en contact avec 10 autres personnes, donc si vous multipliez 190 000 par 10, vous avez 2 millions de personnes directement touchées chaque année par ce phénomène de suicide. Si vous ajoutez le fait que l'empreinte suicidaire dans la mémoire reste entre 3 et 5 ans, on arrive à des niveaux très importants et on voit bien que l’on est dans un mal social lourd que l'on a du mal à traiter parce que l’on n'a pas beaucoup de statistiques. Nous avons des statistiques émiettées, d'un côté l'Assurance Maladie, les institutions de prévoyance, les mutuelles, la police, la gendarmerie et tout cela n'est, en fin de compte, pas rapproché pour pouvoir en tirer des enseignements et des statistiques et pour nous permettre de travailler.
Voilà pourquoi on a lancé, avec d’autres intellectuels, un appel, l'appel des "44" que beaucoup ont signé, Boris Cyrulnik, Marie France Hirigoyen etc. ainsi qu’une quarantaine de spécialistes dont moi puisque je suis à l'origine de cet appel avec le Professeur Michel Debout pour faire du suicide une grande cause nationale, pour que l’on donne les moyens pour traiter avec un observatoire des crises suicidaires pour avancer sur ces choses là. Ce n'est qu'après que l’on pourra traiter le drame suicidaire en entreprise, là-aussi vous avez des métastases qui vivent.
L'entreprise est aujourd’hui de plus en plus considérée comme le seul élément stable qui est en train de se déliter, l'entreprise est le travail et la stabilité. Globalement, les citoyens sont déterminés par quoi ? Vous avez la télévision d’un côté et le travail de l'autre.
On est en train de mener une très grande étude que l’on rendra publique au mois de janvier l'année prochaine sur l'impact du travail sur la vie privée et la vie de couple, c’est très intéressant. On a enquêté, on a demandé à beaucoup de monde de répondre à ce questionnaire et on voit les impacts du travail sur la vie des couples. On voit bien que le travail occupe une place de plus en plus importante en raison des communications à distance et le fait que l'articulation des temps sociaux entre la famille, le travail et le reste ne se fait plus comme avant.
Concernant les causes, pourquoi en est-on là ? Je pense qu'il faut dire les choses, on en est avant tout là pour des raisons politiques. Les problèmes commencent réellement avec l'écroulement du mur de Berlin. Dès l'écroulement du mur de Berlin, le consensus de Washington va se mettre en place avec différents modèles, en particulier le modèle Stuart & Spencer qui fait que la conception de l'entreprise va changer. Le modèle Stuart & Spencer est un modèle qui dit que l’entreprise est un actif financier à part entière et qu'en tant qu’actif financier à part entière, il doit générer le maximum de profits.
Cela se passe juste après l'écroulement du mur de Berlin en 1991, avant, il y avait des années de turbulences un peu différentes. Dans les années 1971, il y a la rupture de la parité or-dollar avec l’édition de dollars par les américains qui va faire que toutes les monnaies vont flotter avec des taux de changes flottants.
Ce qu’il faut surtout comprendre c'est l'évolution de la technologie, la technologie a considérablement modifié notre vision des choses.
1971, c’est le premier ordinateur à Palo Alto chez Rank Xerox, la première apparition de l'imprimante laser et les premiers protocoles Internet. Il faudra attendre 1994 pour avoir les commutateurs réseau qui permettent aujourd’hui d'avoir le réseau mondial connecté. Cela veut dire qu’à ce moment-là, l'argent circule tout à fait librement à une vitesse grand V alors que les hommes sont restés sur place. Le capital se délocalise et peut se rentabiliser y compris sur des taux de change infimes, il y a même aujourd’hui des logiciels qui font des changements à la micro seconde mais les hommes restent sur place.
Il y a effectivement la dislocation du fait de l'avidité, du fait du renoncement des politiques à contrôler les financiers et des outils qui le permettent, et du fait que l’on va chercher la main d'œuvre là où elle est la moins chère puisque pour maintenir un système, il faut globalement endetter pour maintenir la consommation etc.
Le vrai changement dans les entreprises est à partir du moment où l’on considère qu'une entreprise est un actif financier à part entière et qu'elle doit produire 15 à 20 % chaque année alors qu’il est possible d’en produire 7 ou 8 %. A partir du moment où vous êtes à 15 ou 20 %, vous squeezez tout, par exemple quand vous supprimez les dépenses de maintenance parce qu'elles sont jugées improductives pour introduire le prix de fonctionnement, vous avez des accidents et un certain nombre de problèmes qui surviennent. Il y a encore 200 millions de personnes tuées chaque année à cause des accidents de travail, une toutes les 20 secondes. En France, c'est pareil, il y a encore beaucoup d'accidents de travail.
Le capital ne fait pas de sentiment aujourd'hui et on a une situation où il faut réinventer un rapport au travail.
Dans la fonction publique - on travaille beaucoup dans la fonction publique, on travaille au Conseil d'Etat, on a travaillé à Sciences-Po, à l'Assemblée Nationale etc. pour faire l'évaluation des risques - c'est un peu différent parce que l’on a une situation où il y a globalement violation du contrat psychologique passé entre les fonctionnaires et l'Etat.
En clair, la violation du contrat psychologique est la suivante : les salariés de la fonction publique considèrent qu'ils ont des devoirs, qu’ils ont des droits et que l'Etat, leur employeur, a aussi des obligations. Aujourd’hui, on voit bien que ces obligations réciproques ne sont pas respectées du point de vue de l'employeur et cela donne une frustration, de la rancœur et une mauvaise qualité de travail parce que les gens sont de plus en plus étirés et ont l'impression de perdre leur âme dans un système qu’ils n’ont pas choisi et pour lequel ils n’avaient pas signé.
J'ai dernièrement étudié un problème dans une petite Poste à Ville-d'Avray. Une dame d’une soixantaine d'années, presque à la retraite, a fait toute sa carrière dans cette Poste-là et est tombée en dépression. Elle a toujours travaillé là et connaît tous les habitants du quartier et quand les habitants viennent, elle leur explique comment envoyer les colis. Elle leur dit de ne pas prendre des boîtes colissimo parce que cela coûtait 3 € trop cher, qu’il valait mieux prendre une carte et mettre des timbres parce que cela coûtait moins cher. Cette personne entre en conflit avec le jeune cadre qui sort de l'école, qui est là pour faire du chiffre et qui lui demande que cela "crache", d'autant qu’elle a une grande influence sur toute l'équipe. Au final, il commence à y avoir des tensions et des persécutions pour que la personne se déjuge, qu'elle apprenne des pratiques qui ne correspondent pas à sa vision du service public et au final elle se retrouve dans une situation marginalisée, dépression etc.
Cette illustration est une bulle de vie et d’expérience qui montre bien où l’on va, que c’est un endroit que l’on n'a pas choisi et sur lequel il faut revenir. On ne pourra pas revenir là-dessus si l’on ne prend pas conscience des grandes missions que doit assurer le service public. Tout ce que l’on demande de faire aux salariés concernant l'autonomie, faire face, assurer ses responsabilités etc. ne peut tenir que s'il y a un service public qui garantit des droits et qui permet de se soigner, de voyager, d'envoyer ses enfants à l'école etc., sinon on va aller à l'eau.
Je vous remercie.
M. LANGLET. - La parole est maintenant à la salle pour les questions/témoignages.
Une intervenante. - J'espère ne pas être maladroite, je ne suis qu'une petite institutrice par rapport à vous tous, et je commencerai en reprenant une phrase "le capital ne fait pas de sentiment" parce qu'en vous écoutant tous j'ai regroupé un lien avec l'économie, le profit, le CHSCT et nos situations d'enseignement.
Pour répondre aux chiffres de la MGEN, sur les 15 % d’enseignants qui consultent et seulement 3 % qui sont reconnus en souffrance, vous avez donné la réponse en disant que des personnes avaient le sentiment de pouvoir contrôler. Je voulais savoir si le fait que nous soyons en majorité des femmes faisait la différence entre les personnes qui sont en souffrance dans vos entreprises d’hommes. Nous, nous sommes une majorité de femmes et on peut dire que l'on a toujours ce sentiment de culpabilité, de laisser la classe etc. donc de moins se déclarer en victime de harcèlement ou en mal au travail.
Ensuite, pourquoi ne pourrait-on être que 3 % de reconnus en souffrance ? C'est que lorsque l’on fait notre déclaration d'arrêt de travail, on garde le volet n° 1 et on ne l'envoie pas à notre chef hiérarchique, à l’Inspection Académique. Je suis en ce moment en arrêt et j'ai un docteur de la MGEN qui écrit à chaque fois "harcèlement" et me dit "tiens tu vas voir ce qu'elle va prendre" mais ce volet reste dans mon bureau. Personne n'est au courant que je suis harcelée puisque ce volet n° 1 reste dans mon bureau.
Par rapport à cela, je voudrais en revenir à l'environnement. Que fait-on quand on n'a pas de motif d'arrêt puisqu'on l'a gardé dans son bureau, que l’on est harcelé mais que l’on voit les parents d'élèves, les enfants, les collègues, les amis et que toute notre vie privée continue ? Je suis arrêtée, cela ne se voit pas, je ne suis pas en maladie, comme vous l’avez dit ce n'est pas physique, la violence peut être non vue, le harcèlement pareil.
Vous avez aussi dit que la solution était souvent l'arrêt, on n'était effectivement pas noté dans les chiffres parce que l’on nous passait très rapidement en arrêt, c’est très facile. Mon médecin me protège, il me met en arrêt et me donne des médicaments.
Je ne sais pas si c'est cette circulaire dont vous parliez tout à l'heure, mais nous les enseignants recevons ce SOS Amitié. Je ne sais pas si je dois considérer ce feuillet comme le film "Le Père Noël est une ordure" où je vais téléphoner parce que l’on me dit que l’on sera à notre écoute, que tout sera confidentiel, que l’on nous proposera l'accueil et l'écoute dans un lieu neutre avec la garantie d'une confidentialité mais pas de but concret. Cet espace d'accueil n'est pas un lieu de soin, ce n'est que de l'écoute.
Concernant les liens avec l'économie et la dégradation des conditions de travail...
M. HORENSTEIN. - …Est-ce que je peux répondre sinon on va se perdre ?
Premièrement, je voudrais bien qu’il puisse y avoir une reconnaissance autour de 3 %, je vous ai dit que c'était en réalité 0,6 %.
Je reviens sur ce que je vous disais sur les 15 % et les 3 %. Les 15 % sont une recherche que nous avons faite, que j'ai faite avec le soutien de la MGEN qui a une fondation par ailleurs. Ces 15 % sont des peronnes qui consultent les différents centres de la MGEN et qui disaient être victimes de harcèlement.
A nouveau, on a analysé l'impact psychologique - avec des questionnaires psychologiques - pour définir ce que j'appelle le harcèlement traumatique et connaître le pourcentage de personnes dont nous, psychiatres, devrions nous occuper. On ne va pas s'occuper des 15 % de personnes harcelées mais on est arrivé à ce chiffre de 3 %.
Ce 3 % n'est pas un chiffre de reconnaissance, c'est le résultat d'une recherche qui prenait en compte le fait que les gens se disaient harcelés et on analysait quel était l'impact psychologique. Ces 3 % sont des gens qui méritaient que l'on puisse les soigner, je suis bien dans un lieu de soin, je suis dans un centre psychiatrique, on appelle cela un centre de santé mentale depuis quelque temps.
Ce que vous avez dans la main est autre chose, c'est la prévention et le suivi, c'est un accord entre le Ministère de l'éducation et la MGEN pour monter des lieux d'écoute. Ils ne peuvent effectivement pas doubler les services de soins, c'est pour cela que l'on met explicitement qu'il n'y a pas de soin. Il y a trois, quatre ou cinq séances, voire des activités de groupe, et on va voir si vous avez besoin de soins ou d’autres choses. C'est un lieu d'écoute.
Je suis surpris quand vous me dites que votre médecin vous a écrit dans l'arrêt de travail "harcèlement". Nous avons reçu des consignes très précises du Conseil de l'Ordre pour ne pas utiliser le terme de "harcèlement moral" ou de "harcèlement" tout court puisque lorsque nous voyons un patient nous ne sommes pass juge et nous ne sommes pas dans un interrogatoire contradictoire. Je n'utilise donc pas le terme de harcèlement, j'utilise, quand je suis convaincu de ce qui est en train de se passer, la notion "d'agissements hostiles à répétition" mais pas le terme "harcèlement".
Vous avez un problème très typique à l'Education Nationale par rapport aux arrêts de travail. Théoriquement, quand je suis malade, j'envoie mes deux premiers volets à la Sécurité Sociale et j'envoie le troisième où il n'y a aucun diagnostic à mon employeur. J’imagine que c'est ce que font toutes les personnes dans la salle mais pas à l'Education Nationale. On s'est aperçu depuis quelques années qu’à l’Education Nationale, on était obligé de mettre un diagnostic dans les arrêts de travail pour que le médecin-conseil puisse éventuellement vous contrôler et que les personnes de l’Education Nationale envoient les trois volets par voie hiérarchique, ce qui va à l'encontre du secret médical.
L'intervenante. - Moi, je ne l'ai pas fait. Si ce volet arrivait, je pourrais être dans les statistiques tandis que, là, je n'y suis pas.
M. HORENSTEIN. - Ce qu'il aurait fallu faire pour que vous soyez dans les statistiques - c’est un peu ce que j'ai dit en filigrane dans mon discours – c'est que vous puissiez avoir au sein de l’Education Nationale une déclaration accident de travail maladie professionnelle, ce qui n'est pas le cas.
Faute à qui ? Eventuellement aux chefs d'établissement, pas de vague, et surtout aux médecins. Le vôtre, plutôt que de vous faire un arrêt ordinaire pour que vous soyez dans les statistiques, s'il est vraiment convaincu que vous êtes victime d'un harcèlement moral au travail, pourquoi ne fait-il pas un arrêt pour accident de travail voire maladie professionnelle plutôt qu'un arrêt ordinaire ? A ce moment-là, c'est clair puisqu'arrive au niveau des Inspections académiques un papier disant : moi, médecin, je considère que, vous, vous êtes responsables. Il y aura ensuite un comité qui analysera mais au moins vous allez, au départ, entrer dans les statistiques. Voilà comment on peut entrer dans les statistiques.
La chose qui reste claire, c'est que les 15 % et les 3 % sont le résultat d'une recherche. 15 % sont les personnes qui se plaignent de harcèlement et les 3 % sont les personnes qui sont, d'un point de vue psychologique, atteintes à cause de cela.
Un intervenant. - Cette dérive statistique me fait très peur parce que l’on constate au quotidien un iceberg. Dans le cadre de l'Education Nationale, pour 10 enseignants harcelés il n'y en a pas un qui porte plainte. De la même façon que sur la majorité des enseignants qui sont en souffrance au travail, très peu s'arrêtent.
Je préfère que l'on soit très clair, que ce soit dans le privé, le public ou à l'usine, il y a une rupture du contrat de travail qui n'est plus synallagmatique. Il y a le fait que chacun d'entre nous, de façon identitaire, incarne son travail et que l’on nous dépossède de façon très claire de notre libre-arbitre et que la souffrance née de cette dépossession crée effectivement des explosions.
On a parlé de suicides tout à l'heure, l’essentiel des suicides en France sont les jeunes, les adolescents.
M. DELGENES. - La première cause de mortalité des adultes et le suicide.
L'intervenant. - Nous avons, en France, le taux de suicide des adolescents le plus important de toute l'Europe.
Concernant le suicide au travail, il est rarement qualifié comme tel, vous l'avez dit, il est même rarement qualifié comme tel lorsqu'il se déroule sur le lieu de travail.
Une anecdote avec un arrêt du Conseil d'Etat qui date de 1983 qui se passe dans la police. Il y a énormément de suicides dans la police et la plupart des suicides se font avec les armes de service mais à domicile dans des cas d'arrêts de travail, de ruptures conjugales épouvantables etc. Cet arrêt du Conseil d'Etat - qui fait jurisprudence encore aujourd’hui - reconnaît que c'est le seul fait de la condition de travail et de l’outil de travail qui crée le fait que ce soit un suicide au travail et donne droit à pension. Cette notion est très intéressante, c’est le travail qui génère cela.
M. DELGENES. - Il y a eu beaucoup d'études faites sur le suicide des adolescents, il y a à peu près 2 000 suicides d'adolescents en moins chaque année, c’est très positif et c’est possible parce que des prises en charges se font, l'éducation des parents etc.
Pour la question des drames au travail, il n'y a aucun chiffre, il y a eu une étude menée en 2003 par les 190 médecins du travail de Basse-Normandie, à partir de là on a considéré que l'on avait 400 à 500 suicides liés au travail avec un lien d'imputabilité mais il n'y a pas de chiffres. Quelqu'un qui est licencié et qui met sa vie en danger quelque temps après, est-ce le travail ou pas ? C'est très compliqué.
Pour la question de la police, j'ai publié une Tribune qui s’appelle "Les crises suicidaires dans la police" qui reprend ce que vous dites. Concernant la police, c’est très compliqué parce que le policier est choisi suivant une certaine rigidité d'esprit pour assurer l'ordre, c'est lui qui est garant de l'ordre. Il est recruté et il doit faire une multiplicité de tâches, pas simplement mettre des procès-verbaux mais aussi aider une personne âgée à traverser une rue, accoucher une femme dans une voiture etc. Il y a déjà une contradiction entre sa rigidité mentale liée au profil pour lequel on l'a recruté puisqu'il est obligatoirement axé sur le maintien de l'ordre et la multiplicité des tâches à mener.
Le troisième aspect est qu’en France, on n'aime pas les policiers, on aime bien Navarro à la télévision mais on n’aime pas les "flics" et les policiers souffrent d'un manque de reconnaissance très fort, d'autant qu’ils sont de plus en plus face à une impuissance. Ces personnes, qui aiment l'ordre et qui se sont engagées, se trouvent confrontées, dans des quartiers difficiles, à une impuissance d'agir et elles sont quelquefois elles-mêmes en danger parce qu'elles sont confrontées à des gangs etc. Si vous rajoutez à cela cette lassitude du fait de l'impuissance d'agir, vous avez l'arme et la proximité à l’arme banalise la mort.
Dans toutes les professions où vous avez un fort investissement, par exemple chez les médecins urgentistes, vous avez la résistance du réel, les gens s'investissent énormément mais ils se trouvent confrontés au réel. Quand vous êtes médecin urgentiste, que vous ramassez un enfant, que vous n'arrivez pas à le sauver suite à un accident de la route, vous êtes confronté à vos limites. Si vous êtes un peu fatigué, un peu en burn-out, vous allez banaliser le passage à l'acte parce que vous êtes sans arrêt confronté à la mort. C’est pour cela que les médecins urgentistes se suicident énormément.
Les suicides sont compliqués mais rien n’existe sur le lien d'imputabilité et c'est pour cela que je suis très en colère contre Xavier Bertrand parce qu'il ne veut pas que l’on regarde ces aspects. Il n'y a pas de chiffres, il y a rien, on est très démuni.
Un intervenant. - Je suis un jeune médecin à SOS Médecins mais je vais bien, pour l'instant. (rires)
Le panel de la discussion va de l'individu, la souffrance, la maladie, aux problèmes de Société et aux problèmes politiques que cela engrange parce que, finalement, tout cela est mélangé parce que l’on est un individu et un psychisme. Au sein de relations humaines, on a tous une dizaine ou une quinzaine de relations humaines mais au-delà de cela, on est dans un grand rapport de forces entre ceux qui font travailler et ceux qui travaillent et ces rapports sont même au niveau international. Tout cela est passionnant parce qu'il y a beaucoup de niveaux d'intervention.
Je voudrais donner ma petite expérience. Avant je travaillais à La Réunion où il y a assez peu de souffrance au travail pourtant il y a un taux de chômage colossal. Il y a peu de souffrance parce qu’ils ne sont pas en souffrance par rapport à leur lendemain, il est comme ce qu'il était avant. Je suis revenu en France il y a un an ou deux, je fais des gardes à SOS Médecins dans le Sud de la France et l’anxiété de la population m’a choqué, c'est impressionnant par rapport aux DOM-TOM.
Cette anxiété est très souvent due au travail qui est une composante de cette anxiété et de cette souffrance. C'est quelque chose que j'ai découvert en revenant deLa Réunion. C'est quelque chose que je n'ai pas appris à l'université, c'est très peu enseigné, on nous apprend les maladies psychiques avec le suicide, les causes de suicides, les facteurs de risques, les personnes âgées, les adolescents, les personnes qui récidivent, que la plupart des gens qui se sont suicidés ont arrêté leur traitement dans le mois qui précédait etc. Tout cela, je le savais mais le rôle du travail dans la souffrance psychique est très peu enseigné. On en parle certes beaucoup mais ce n’est pas encore enseigné sur les bancs de l'université.
Je voudrais rebondir sur ce qu'a dit Denis Garnier en disant que la solution pour ne pas souffrir au travail était de n'en avoir rien à faire.
M. GARNIER. - Ce n'était pas dit sous une forme de solution.
L'intervenant. - Il y a une autre solution qui n'a pas été donnée.
Celle de prendre des médicaments et d’aller voir un psychiatre est une solution individuelle mais il faut aussi de comprendre d'où vient cette souffrance, c’est peut-être aussi pour cela que la souffrance explose en France.
Je pense que les français ont plus d'outils conceptuels pour comprendre leur situation de souffrance parce qu’il y a une acculturation réelle mais ils ont, à la fois, peu de moyens. Dans les années 1960/1970, il y avait une fraternité entre les ouvriers, ils travaillaient, ils pouvaient se parler de leurs problèmes au travail, on savait qui nous oppressait, qui on avait en face de nous, là c'est notre portable, nos e-mails et notre ordinateur qui nous font des injonctions. On est donc dans l'impossibilité, on ne voit pas l'issue et c'est quand on ne voit plus l'issue et que l’on sait que le lendemain apportera plus de souffrance, qu’il y a le risque de suicide.
Je pense que l'une des façons de lutter contre la souffrance au travail est de prendre conscience d'où vient cette souffrance au travail même d'un point de vue individuel. Les ouvriers, les travailleurs, les cadres peuvent vivre une souffrance identique et s’ils s’organisent et comprennent d'où cela vient, cela donne "un grand placard protecteur", comme on dit en médecine.
M. DELGENES. - L’une des solutions est que les gens s'engagent dans une cause altruiste, le syndicaliste a, par exemple, une santé plus florissante, il faut le dire.
Quand vous êtes en souffrance et que vous n'agissez pas, vous êtes en plus grande difficulté que lorsque vous vous prenez en main et que vous vous donnez le pouvoir d'agir, c’est scientifiquement prouvé.
Un intervenant. - J'ai une remarque. Il a beaucoup été prononcé le mot de "harcèlement moral", je crois que c'est un mot un peu fourre-tout et qui renvoie essentiellement à des comportements individuels.
C'est, à mon avis, une erreur de chercher uniquement les origines de la souffrance au travail dans ce type de comportement, il faut aussi mettre en avant - ce qui a été fait brièvement tout à l’heure par Denis - l'organisation du travail. Ce sont les organisations du travail qui ont été modifiées de façon substantielle depuis quelques années qui sont à l'origine de cela.
M. LANGLET. - Qui veut poser d'autres questions ?
Une intervenante. - Je travaille en plateau, je veux dire que la souffrance au travail peut aussi tenir compte de l'implantation de l'espace par rapport au nombre d'individus, c'est quelque chose d'assez difficile lorsque l’on est 10 à travailler sur un plateau et que l’on travaille dans un petit espace.
Je suis un peu en colère et je vais exprimer ma colère puisque c'est sain.
Cela fait plusieurs années que l'on fait toujours les mêmes constats mais nous, au quotidien, on est fatigué dans un contexte de suppressions d'emplois, de restructurations accélérées sans soutien technique et avec une demande d’adaptation constante. Il y a une perte de repères, les gens n'ont plus de repères dans le travail, ils ont même parfois un dégoût du travail, ils ont le sentiment qu'ils ne sont pas reconnus, il y a une perte de valeur d'eux-mêmes ainsi qu’une perte d’autonomie. C'est tout cela que je peux observer sur mon plateau.
Je fais partie de la fonction publique, j'attends des réponses concrètes et que cela change. C'est un gros problème et je suis préoccupée par cela.
Je me pose, en même temps, beaucoup de questions car que l'on soit médecin ou syndicaliste, on est des acteurs dans ce domaine. Beaucoup de personnes viennent me voir et ont besoin de me raconter leur souffrance, maintenant je suis consciente de mes limites pour mettre la frontière entre ce qui est personnel et ce qui relève du professionnel, mais également au niveau de mon intervention parce qu’à part faire un signalement au médecin, une présence physique, un sourire, le côté amical… Je suis aussi un peu frustrée par rapport à cela parce que l'on reçoit cette souffrance, cela s'ajoute à nos propres souffrances et en même temps on sait que l’on est limité parce que l’on ne va pas tout résoudre.
Je voulais vous faire partager cela, c'est mon travail au quotidien.
M. LANGLET. - Je vais demander à chacun des invités de dire quelques mots.
M. GARNIER. - On sort toujours frustré de ces débats parce que l’on aurait de quoi débattre deux ou trois jours avec les expériences des uns et des autres. On a énormément de choses à dire.
Pour le harcèlement, on a fait des choses - par exemple dans un hôpital, il y a un harcèlement reconnu par le médecin du travail lorsque le médecin du travail dit à la personne "vous êtes harcelée" - on a fait une opération de droit de retrait puisque le maintien dans la situation travail présente un danger pour le salarié et que le fait de se retirer n'en présente pas. On a fait ce droit de retrait et le problème a été réglé en 3 jours parce que, dans la plupart des cas où il y a un problème de harcèlement reconnu par le médecin du travail, on fait un droit de retrait. Quand on part en maladie, cela ne se règle jamais.
Quand le problème de harcèlement passe en première instance, c'est bien, en deuxième instance c'est déjà plus difficile et en troisième instance on est toujours dans le 1 %. Il y a 1 % de reconnus et sur le 1 % qui va au tribunal, il n'y en a que 1 %, c'est donc 1 pour 1 000 qui arrivera à se faire reconnaître au Conseil d'Etat comme harcelé.
Dans ce rapport au travail, il y a, pour nous, trois niveaux d'intervention. J'ai parlé des causes exogènes - en dehors du monde du travail - c’est bien mais, ceci étant, cela ne me rassure pas parce qu'il y a du travail à faire et notamment les élections à passer, je ne sais pas si cela changera tout. Disons que ceux qui sont des spécialistes de la prévention des risques professionnels et des risques psychosociaux ont un grand avenir devant eux.
Il y a trois grandes interventions. Il y a la relation au patron, il y a une volonté du patron de faire ou pas de la prévention des risques et il y a un problème d'encadrement.
En France, on a fait du management, pas de trous, il faut que les salariés soient occupés à 100 % et cela a donné de bons résultats. Je vous rappelle quand même que la moyenne en France, pour les petits français, pour une heure de travail, est 40 €, la moyenne européenne est de 28 €. Sur une heure de travail, on produit 40 € de richesse. Ce chiffre vous fait dire que l'on est quand même le pays le plus productif au monde en heures travaillées, on peut donc encore réduire le temps de travail.
Il y a un niveau que l’on oublie souvent, c'est le niveau de relations entre collègues, où il y a aussi énormément de choses à faire. Quand on voit des infirmières qui marchent dans les excréments d'un malade en psychiatrie et qui disent à l'aide soignante "c'est ton travail de ramasser", ce n'est pas du travail, cela peut se régler entre elles à l'intérieur du service.
Quels sont les chiffres sur le mal-être ? J'ai une réponse, Docteur, je dis souvent que ce sont à peu près 50 % des gens qui souffrent du travail et je dis : chacun son tour. Personne n'est à l'abri et il suffit de changer de cadre, de poste de travail, de collègues etc. pour que l'on se retrouve dans la situation de souffrance au travail. Pour moi, cela touche tout le monde.
Concernant "les personnes s’en fichent", je vais vous raconter une histoire. Les aides soignantes vous disent : pour continuer mon travail, je ne peux plus m'imaginer que je soigne une personne sinon j'arrête de travailler, si les aides soignantes ne font pas cela, elles se retrouvent dans les 36 % de malades qui n'arrivent pas à la retraite et qui sont cassés avant d’y arriver. On a 36 % d'aides soignantes qui n'arrivent pas à la retraite, soit pour des troubles musculo-squelettiques, soit pour des RPS.
On dit que les gens se fichent de se protéger, pourquoi s’en fichent-ils ?
Le jour où le je-m'en-foutisme l'emporte à l'hôpital, il n'y a plus d'hôpital. On est d’accord, sauf qu’il faut comprendre que lorsque vous arrivez à l’hôpital et que quelqu'un vous répond mal, vous êtes une potiche, vous êtes un genou, un coude etc. Le langage de l’hôpital est : je t'envoie un genou, je t’envoie un pied, une tête, on ne dit pas : je t’envoie une personne qui a mal au pied, c'est comme cela que l’on parle à l'hôpital parce que l’on n'a plus le temps de faire autre chose.
J’étais à la HAS - qualité de travail, qualité des soins - le Président du SMUR de France disait que si l’on réorganisait le service des urgences en France, on éviterait à peu près 1 000 morts. Le Professeur Daniellou, qui était à côté de lui, racontait qu'il exposait au directeur d’usine de Renault que le malaise au travail sur un atelier faisait perdre 2 000 pièces usinées. Le patron a dit qu’il n'était pas possible qu’une question de mal organisation et de mal-être au travail lui fasse perdre 2 000 pièces mécaniques, il est donc allé voir le contremaître et on lui a confirmé que l'organisation conduisait à mettre 2 000 pièces à la poubelle. La différence entre l'hôpital - 1000 morts - et les pièces mécaniques, c'est que les pièces mécaniques sont facturables.
Tout le monde s'en fiche chez nous, on n'a même pas le souci de dire au patron : attention, on a des conséquences graves sur ce qui se passe. De Xavier Bertrand jusqu'au directeur de l'hôpital, ils s'en fichent, c'est de l'apparence, on est d'accord ce sont des hommes, mais institutionnellement ils s'en fichent parce qu'ils n’ont pas les moyens de répondre.
L’une des causes du mal-être au travail, c'est parce que les gens n'ont plus de réponse, l'encadrement n'a plus de réponse, les infirmières n'ont plus de réponse à fournir au bien-être au travail.
M. HORENSTEIN. - J'ai pris, au départ, soin de vous dire que j'étais médecin pour qu’il soit clair que c'est en tant que médecin que je vous parle et non en tant que syndicaliste, un médecin qui travaille dans une consultation spécialisée qui s'appelle psychiatrie et travail.
On est "pris entre deux feux", d'une part - on les a entendus dans la salle quand vous parliez de dérives de chiffres et de harcèlement - les gens pensent qu'il ne faut pas médicaliser le problème du travail. Je ne conteste pas, c'est très légitime. Je ne suis pas convaincu que ce soit moi qui sois allé chercher exprès le fait de médicaliser le problème du travail. On a dû faire face à des personnes qui venaient et qui me disaient : sortez-moi de là. J'ai des patients qui me disent même : je vais très bien sauf quand je viens vous voir - ce n'est pas très agréable à entendre - parce que je ne sais pas si vous allez prolonger mon arrêt de travail.
D'autre part, il y a une partie très importante en France qui nous dit qu'il est simpliste d'attribuer au travail des problèmes de santé mentale.
Vous-même avez dit que c'était toujours très compliqué, qu’il y a le problème des suicides, des problèmes personnels etc., moi j'avais tendance à dire que lorsque quelqu'un entre dans notre hôpital, il laisse le travail à l'accueil, c'est le seul endroit où on lui pose la question sur le travail.
On est ensuite parti dans le monde psy, la relation aux parents, la psychothérapie etc.
Un pourcentage très important de mes collègues en France dit qu’il n'y a pas de pathologies propres au travail et, à nouveau, qu’il est abusif de considérer que le problème du travail puisse avoir un impact sur des maladies mentales.
Je ne vois pas de souffrance au travail, la notion de souffrance au travail d'un point de vue médical n'existe pas et je ne suis pas étonné que, lorsque vous cherchez sur Amazone "souffrance au travail", vous trouviez beaucoup plus d'ouvrages en France qu'à l'étranger parce qu'à l'étranger on n’utilise pas le terme de souffrance au travail, on utilise le terme de stress. Le terme "souffrance" est très ambigu.
Il y a beaucoup de diagnostics sur lesquels nous travaillons, il y a le terme de surmenage, on l'utilise, si je mets diagnostic surmenage, il faut que je le mette dans une rubrique "consultation sans maladie", c'est ce que met le médecin quand vous allez le voir pour faire un certificat pour pouvoir faire de la gym, c'est cela le surmenage.
Un mot sur qu'est-ce qui protège la santé mentale ?
C'est se rapprocher de ses valeurs, plus on se rapproche de ses valeurs, plus on maintient sa santé mentale. Plus on s'en éloigne, plus on est obligé de faire quelque chose qui ne correspond pas à nos valeurs et plus on la perd. C’est pour cela que lorsque l'on s'engage dans quelque chose, on se rapproche de nos valeurs, y compris lorsque le travail est particulièrement pénible.
Il y a ce fameux lien entre travail et vie privée, plus vous cherchez les valeurs dans la vie privée, plus vous entretenez votre santé mentale.
M. DELGENES. - C'est un peu court de dire qu'il n'y a pas de pathologies liées au travail. Aujourd'hui, on note, du fait de certains univers pathogènes dont l'organisation du travail est elle-même pathogène, l'augmentation des syndromes anxiodépressifs, la dépression étant une maladie. Nous sommes dans un pays où il y a 3 millions de dépressions, les simulations sur la croissance des dépressions en France nous amènent, dans les croissances actuelles, à 6 millions dans 5 ans, ce qui est énorme. 85 % des personnes qui se donnent la mort sont des dépressifs, vous voyez où l'on va. On voit donc bien que certains univers sont fortement corrélés avec les maladies. Que l'on veuille le voir ou pas est autre chose.
Je ne suis pas non plus pour la médicalisation du travail, je suis pour que les salariés, les acteurs, se prennent en main et s'investissent pour faire en sorte que les choses changent à l’intérieur en modifiant l'organisation du travail, en modifiant le collectif et en organisant le dialogue au travail.
Mettre un médecin derrière chaque patient ne règlera rien. Il faut des médecins, je ne dis pas qu'il ne faut pas soigner ceux qui souffrent, il faut les prendre en charge mais il faut tarir la source des problèmes et pour cela c’est l'organisation qu'il faut questionner. Le problème est là.
Sur la question du harcèlement vous avez raison, Marie-France Hirigoyen a popularisé en 1998 les thèses de Lehman qui est un chercheur scandinave sur le harcèlement, c'est un ouvrage qui a eu beaucoup de succès mais qui était une mauvaise réponse à un vrai problème. Elle l’a d’ailleurs un peu rectifié dans le deuxième livre qu'elle a publié en parlant plus de l'organisation du travail.
Le problème aujourd'hui est que les gens sont sans arrêt sous pression, ils ne sont pas à leur rythme réel et on leur arrache leurs valeurs, voilà pourquoi les gens en sont là. La pression, l'absence de valeurs, l'absence de sens et le fait que lorsque l'on enlève tout cela, le travail devient un travail subi et pas un travail épanouissant.
Il faut que l’on reconquiert et pour reconquérir il faut mettre en débat le travail partout où il y a des salariés, partout où il y a des gens qui agissent pour reconquérir cette dimension extrêmement importante pour l'homme qui est cette activité, qui l'a élevé et qui lui permet de se construire au quotidien.
M. LANGLET. - Un éclairage sur la question économique. Je crois que dans le bouleversement des conditions de travail depuis 30 ans, un élément fondamental est apparu, c’est l'individualisation des relations sociales.
La meilleure manière d'abaisser le coût du travail est de substituer aux garanties collectives une relation individuelle, tous les paramètres d'un contrat de travail, la durée du travail, le salaire, la qualification, le poste de travail etc. ont donc été individualisés dans une relation où l’on sait qu’économiquement le salarié est en position d'infériorité.
C'est là où l’on voit un problème essentiel. Lorsque l'on tient nos permanences syndicales et que les collègues de travail qui sont en souffrance - même si je comprends tout à fait votre remarque sur le terme "souffrance" - viennent nous voir et mettent toujours en avant un problème personnel, ils ne mettent jamais en avant une raison sociale, une raison économique ou les conditions de travail, ils disent : j'ai une faiblesse. Pourquoi ? Parce qu'aujourd'hui dans toutes les entreprises, il y a des entretiens individuels annuels qui vous notent, selon votre note vous avez une carrière ou pas, une augmentation de salaire ou pas, vous avez un avenir ou pas. Ils regardent donc en eux-mêmes quelles sont leurs fragilités et leurs faiblesses, on a tous des faiblesses et c'est cette faiblesse là qui apparaît comme l'origine de la difficulté professionnelle.
J'ai toujours l'habitude de dire aux permanences : lorsque vous avez un problème personnel, sachez que c'est le système qui n'a pas formé, qui a transformé le problème social en problème personnel, vous n'avez pas de problème personnel, nous sommes face à un problème social.
Le premier acte de celui qui souffre est de s'arrêter et de faire appel à la solidarité interprofessionnelle qui est l'Assurance Maladie et l’engagement syndical mais cela ne peut pas toujours se faire tout seul.
C'est un point important et j'apporterai une nuance sur ce que tu disais sur les technologies. Ce n'est pas la technologie qui permet aux détenteurs de milliards et de capitaux de spéculer de Singapour à New-York, c'est la dérégulation et la déréglementation. Aujourd'hui, n'importe quel porteur de valise pleine de dollars peut acheter n'importe quelle entreprise en Europe sans faire aucune déclaration.
J'étais hier matin avec Gérard à la porte d'une entreprise qui fabrique des verres de lunettes qui sont peu soumis à la récession, c'est soumis au niveau protection sociale mais la récession économique ne touche pas le nombre de verres de lunettes à fabriquer. Cette usine a maintenant 1 500 à 2 000 verres à faire par mois, c'est-à-dire plus rien, pourquoi ? Parce que Monsieur Afflelou, cheveux frisés, œil vif, bronzé et dynamique qui danse sur la muraille de Chine, a décidé de faire fabriquer les 500 000 verres dont il a besoin en Thaïlande. L'usine a eu de la chance, il y a eu des inondations en Thaïlande, le transfert a donc été retardé.
J'ai rencontré la députée du département, nous avons rendez-vous avec M. le Préfet sur ce dossier, et ils ont tous le même discours : que voulez-vous que l’on fasse ? Le seul problème est qu'ils oublient de dire que toutes les obligations auxquelles les employeurs étaient tenus quant à la localisation de leur fabrication ont toutes disparu. Aujourd’hui, M. Afflelou a la liberté totale de décider de faire ses 500 000 verres en Thaïlande. Le prix à payer de la première et de la deuxième paire gratuite est des centaines de licenciements dans nos pays.
Il y a donc une situation qui n'est véritablement pas écrite mais qui est une guerre. Cette guerre est une guerre économique dont l'objectif est la baisse du coût du travail pour transformer toute activité humaine en créateur de valeurs pour le capital.
Un autre aspect sur la question de l'Etat que tu as fort justement soulevée : pourquoi met-on en avant la dette des Etats ?
Parce que les Etats sont les seuls à pouvoir s’engager à rembourser alors que les particuliers ont des faiblesses et, on l'a vu, même les grandes banques peuvent faire faillite. La pression des spéculateurs s’exerce donc sur les Etats parce que par la fiscalité, par leur position dominante d'organisateur de la société, ils ont la capacité de rembourser.
Il est intéressant de noter que la principale source de valeur pour les banquiers et les détendeurs des capitaux, ce n'est pas l'industrie qui crée pourtant la valeur réelle, c’est selon les Etats, c'est-à-dire les intérêts de la dette. Je ne développe pas plus parce que ce serait trop long.
A partir de là, on voit bien que l'individualisation fait que c'est le salarié qui subit le choc de cette guerre sur lui-même et qui, compte tenu des nouveaux process c'est-à-dire l'allégement des différentes tâches et de la segmentation des tâches, se retrouve dans une situation de déresponsabilisation. A l'avidité des grands correspond une déresponsabilisation qui fait que le salarié n'est plus en situation de pouvoir bien travailler, de pouvoir travailler correctement. Ce que l’on appelait la conscience professionnelle qui était pour moi un acte de liberté - c'est-à-dire réinjecter ses connaissances dans son travail, c'est une liberté par rapport à l'environnement et à soi-même - n’est plus réalisable lorsque vous êtes en industrie, que vous êtes sur une machine et que l’on vous dit que l’objectif est de réduire le prix de revient et de veiller à supprimer toutes les pièces qui seront inutiles pour que le système marche. Vous arrivez à un non-sens du point de vue du développement humain.
Je pense que, comme d'autres, l'urgence aujourd'hui est de rétablir le social et l'humain, l’urgence est de faire que le social soit prioritaire et cela nécessite que soit mis fin à ce que j'appelle la dictature de la marge et des financiers, ce qui est un autre problème et qui ne se résoudra malheureusement pas par les élections.
M. VIALLE. - Si vous voulez la suite des analyses économiques de Denis que je trouve excellentes et pertinentes, vous allez sur son blog denislanglet.com et vous aurez l'actualité économique en long et en large.
Pour conclure sur le harcèlement, en tant que conseiller aux prud’hommes depuis 9 ans, je peux dire que les dossiers de harcèlement que l’on voyait en début de mon premier mandat dans les années 2002, 2003 et 2004, ne passaient pas. Aujourd'hui, il y a de plus en plus de demandes de résiliation de contrats de travail aux torts de l'employeur pour harcèlement et si les dossiers sont bien montés, cela passe. Il y a eu une amélioration du droit du travail grâce à certains arrêts de la Courde Cassation. Ceci dit, les prud’hommes ne redonnent pas l'emploi aux salariés, ils interviennent lorsque le contrat de travail est rompu.
Ce que ne vous a pas dit Denis, c'est qu’il défend des salariés, dans une entreprise, qui demandent certes des augmentations de salaires mais qui demandent en priorité le respect et la politesse de la part de leur hiérarchie, c'est assez extraordinaire d'avoir cela quasiment en tête des revendications.
Je suis heureux d'avoir entendu - en plus de la souffrance au travail qui est un sujet sur lequel nous avons beaucoup travaillé - de la part de Denis Garnier et de Denis Langlet des parallèles avec l'économie, avec l'Etat et la dette, parce que dans nos sociétés tout est imbriqué et il ne faut pas croire que l'économie soit réservée à ceux qui savent sinon on se fera "bouffer". En tant que syndicalistes - je sais qu’il y en a beaucoup dans la salle – nous devons expliquer aux gens ou leur faire connaître les endroits où ils peuvent se renseigner parce que c'est vrai que cette dette n'est pas notre dette.
J'ajoute une dernière chose, les deux Denis ont présenté leur livre, je connais très bien celui de Denis Langlet pour avoir suivi son évolution depuis le début et dans ce livre qui s'appelle "La souffrance au travail, osons le dire", il décortique les changements de l'économie, les structures des multinationales et l'individualisation dont il parlait tout à l'heure qui ont conduit à cette souffrance. Ce n'est pas un fait du hasard, c'est voulu et tout ce processus est très bien décortiqué dans ce livre qui est préfacé par Jean Le Garrec.
Je suis un peu désolé parce que nous avons annoncé la présence de Jean Le Garrec, ancien Ministre de l'emploi, ancien Président de la commission des affaires sociales et de la commission sur l'amiante, Denis le connaît bien, ainsi que Jean-Claude Delgenes puisqu'il a participé à un colloque organisé par lui. Dans le Gouvernement où il était Ministre de l'emploi, au moment de la mise en place des 35 heures, il était l’un des seuls au Gouvernement à avoir travaillé dans une entreprise privée de l'industrie puisqu'il était chez IBM où il a démarré en bas de l'échelle. On l'a questionné sur les 35 heures et il a dit : sur les 35 heures on s'est "fait avoir" parce que tous les jours dans les couloirs des ministères, il y avait les gens du MEDEF et on n'avait jamais vu un syndicaliste.
On le questionnait sur le forfait/jour pour les cadres, qui est une aberration…
M. LANGLET. - … Une monstruosité.
M. VIALLE. – Donc, Jean Le Garrec a fait des conférences sur la valeur travail, il a fait un exposé à l'Ecole Centrale sur les maladies professionnelles puisqu'étant spécialisé sur l'amiante.
Il était député du Nord, il a travaillé avec les dockers tout à fait au début de l'amiante, les dockers lui ont raconté qu'ils sortaient l'amiante en fibres dans les toiles de jute des fonds de cale des bateaux et ne savaient absolument pas les risques qu'ils encouraient. Pour se faire des farces, ils mettaient même de la fibre d'amiante dans les sandwichs des copains, pour vous dire à quel point c’était jugé inoffensif !
Il a donc fait une conférence à l'Ecole Centrale et dans les jours qui ont suivi, je lui ai dit : il faut absolument que tu vois les films qui passent à la télévision "Travailler à en mourir" - film de 2007 mais qui est repassé en 2010 - et "Orange pressée". Après avoir vu ces deux films, il m'a dit : j'étais pessimiste lors de ma conférence à l'Ecole Centrale mais après cela, j'ai été complètement démoli.
Il n'est pas là ce soir parce que son épouse est souffrante et qu'il ne peut pas la laisser, il le regrette, je le regrette d'autant plus que c'est un excellent orateur et qu'il connaît très bien les problèmes du travail. Bien que n'étant plus du tout aux affaires, il suit, grâce à ses amis syndicalistes, tout ce qui se passe et il aurait été ravi d'être là et de prendre la parole.
Je pense que nous avons terminé, je vous remercie d'être venu.
M. LANGLET. - Merci de votre participation.
La séance est levée à 21 h 20.
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Cette conférence débat a permis la publication d’une brochure rendant compte des débats et disponible auprès de l'Institut au prix de 5 €.