Résumé : Dans le contexte actuel de la mondialisation commerciale, productive et financière, la stratégie des firmes multinationales combine les objectifs de renouvellement constant de l’offre (par l’innovation technologique, mais aussi organisationnelle et commerciale) et de rationalisation de la production (réduction des coûts). La dimension financière est étroitement associée à ces stratégies dans la mesure où la dérégulation financière a généré de hauts niveaux d’exigence de rentabilité chez les investisseurs et donc une pression forte sur l’entreprise pour accroître la valeur créée et destinée aux actionnaires. Dans cet article, nous étudions les impacts de la crise financière et économique mondiale actuelle sur la stratégie et le management de l’innovation dans les entreprises industrielles de grande taille. Nous présentons les résultats d’une enquête sur l’innovation et le capital-savoir menée depuis 2009 auprès de grandes entreprises industrielles Renault, Thales, General Electric, Lesieur, PSA, Saint-Gobain, Valeo, ArcelorMittal. Nous montrons que les firmes rationalisent leurs dépenses de R&D, accentuent les stratégies d’open innovation, développent un usage stratégique de la propriété intellectuelle et recherchent des voies nouvelles d’innovation qui s’inscrivent tant dans l’exploitation (low cost) que dans l’accumulation (technologies propres) de leur capital savoir.
Mots clés : crise économique, finance, groupes industriels, innovation, capital-savoir
Abstract : In the current context of commercial, productive and financial globalization, the strategy of multinational enterprises combines the aims of constant supply renewal (through technological, but also organizational and commercial innovation) and of production rationalization (reduction of production costs). The financial dimension is narrowly linked to these strategies, as the financial deregulation has generated a strong pressure on enterprises, aimed at increasing the shareholder value. In this paper, we study the impacts of the current financial and economic crisis on the strategy and the management of innovation in big industrial firms. We present the result of an enquiry that has been achieved since 2009 in big industrial companies such as Renault, Thales, General Electric, Lesieur, PSA, Saint-Gobain, Valeo, ArcelorMittal. We show that firms rationalize their R&D expenses, accentuate their open innovation strategies, develop a strategic use of IPRs and try to implement new innovation paths, oriented toward the exploitation (low cost strategies) and the accumulation (clean technologies) of their knowledge-capital.
Keywords: economic crisis, finance, industrial groups, innovation, knowledge-capital
INTRODUCTION
L’innovation technologique (mais aussi organisationnelle et commerciale) est, dans l’industrie, le moteur de la concurrence et de la compétitivité. Elle permet de construire et renforcer les barrières empêchant ou freinant l’entrée de concurrents potentiels. Les innovations diversifient les gammes de produits et rendent possible la segmentation des marchés selon les goûts des consommateurs et surtout selon la solvabilité des marchés. Elles donnent à un groupe industriel une image dynamique, attractive pour les consommateurs et les investisseurs. Mais les activités d’innovation peuvent-elles être maintenues dans une conjoncture difficile ? Dans cet article, nous nous intéressons en particulier aux conséquences de la financiarisation et de la crise économique actuelle sur la stratégie et le management de l’innovation dans les groupes industriels.
La financiarisation fait référence au poids croissant des investisseurs institutionnels dans le capital et dans le gouvernement des entreprises. Ses effets sont ressentis dans l’industrie et régulièrement relayés par la presse et les études académiques : fermetures et délocalisation d’unités pourtant rentables, transformation des organigrammes par le biais de l’externalisation, préférence pour les investissements de court terme comparés à ceux plus risqués de long terme, rigueur salariale… La crise économique débutée en 2007 et étendue depuis à l’échelle mondiale et à l’ensemble des secteurs d’activités renforce cette tendance. Quelles en sont plus précisément les conséquences sur les investissements dans les activités de R&D ? Sur la manière de gérer la constitution de leur potentiel d’innovation (ou « capital-savoir ») et notamment sur l’arbitrage entre le « faire », le « faire faire » (externalisation) et le « faire ensemble » (recherche collaborative) ? Sur la protection de cette source de compétitivité que constitue le capital-savoir (rôle des droits de propriété intellectuelle) ? De nouvelles voies d’innovation (nouvelles technologies, nouvelles organisations) se développent-elles ? Telles sont les questions sur lesquelles nous nous arrêtons dans ce texte, qui s’intègre dans un programme de recherche sur la constitution et la protection du capital-savoir des groupes industriels. Celui-ci repose sur une enquête auprès des groupes industriels, complétée par l’analyse de documents d’entreprises, et de la presse spécialisée.
La démarche suivie est la suivante : la première partie présente le contexte dans lequel s’inscrit notre analyse, celui de la financiarisation des groupes industriels et de la crise économique. La seconde partie rappelle les rôles de l’innovation, étudie les stratégies de constitution du capital-savoir, et présente les effets de la financiarisation et de la crise tels qu’ils ressortent de la littérature. La troisième partie présente la méthodologie de l’enquête menée auprès de groupes industriels. La quatrième partie détaille les principaux résultats. La conclusion synthétise et ouvre le débat sur les enjeux actuels de la stratégie d’innovation développée par les groupes industriels.
1FINANCIARISATION, CRISE ET STRATEGIE DE ‘FREE CASH FLOW’
1.1 La financiarisation des groupes industriels
La financiarisation des groupes industriels est un phénomène caractéristique de la mondialisation (Langlet, 2008). Celle-ci se manifeste par un triple processus : dérégulation financière, privatisation, dérèglementation sociale. Mis en œuvre à l’échelle internationale à partir du début des années 80, ces processus ont bouleversé toutes les dispositions nationales dans les domaines monétaires, fiscaux, commerciaux, juridiques, sociaux en supprimant un par un les obstacles à la libre circulation des capitaux. Avec les vagues successives de privatisations, l’essentiel du secteur industriel mondial et la totalité des banques ont basculé dans la sphère de la finance privée gonflant ainsi les actifs privés à la recherche de placements rentables. Le total des actifs financiers mondiaux est ainsi passé de 12 000 milliards de dollars en 1980 à 53 000 milliards en 1993 puis 118 000 milliards en 2003 pour atteindre un montant estimé à 200 000 milliards de dollars selon la Banque Mondiale (rapport du McKinsey Global Institute, mars 2005). Une telle somme modifie bien sûr la place et le poids des marchés financiers. Ces capitaux exigent et recherchent en effet une rentabilité forte. De hauts niveaux d’exigence de rentabilité chez les investisseurs sont devenus possibles avec la dérégulation financière (Plihon, 2009, Agglietta, Rébérioux, 2004). C’est d’ailleurs dans l’ingénierie financière et les produits de placement que l’innovation a été la plus forte depuis 25 ans. La finance privée, à travers les différents fonds d’investissements et le réseau bancaire, a ainsi généré une pression permanente et puissante sur l’entreprise pour accroître la valeur dégagée et destinée aux actionnaires. La qualité d’un groupe industriel est désormais estimée à sa capacité à être un " créateur de valeur ". A partir des années 1990, les groupes industriels entament " un recentrage stratégique dans un objectif de création de valeur " (extrait du communiqué de la direction du groupe Safran du 15 janvier 2008) et s’engagent dans une politique court-termiste de maximisation de la marge. La recherche d’une position dominante, associée à une politique systématique de réduction des coûts, a ouvert une période, pour ces groupes, de forte marge et de résultats financiers croissants. Le bouleversement de leur environnement juridique, social et financier, par la dérégulation et la dérèglementation à l’échelle internationale, a rendu possible une profitabilité à deux chiffres. Cette capacité à dégager un profit immédiat a donné à ces groupes un caractère attractif pour les investisseurs devenus eux-mêmes actionnaires principaux. Un groupe était déclaré « compétitif » dès lors qu’il était capable d’assurer une rétribution aux actionnaires du niveau de la spéculation boursière. Ce « recentrage stratégique » signifie que tous les groupes déclinent leur stratégie à partir des objectifs de création de valeur au compte des actionnaires. Ce modèle économique repose sur une combinaison des activités industrielles et des activités financières. Ces activités financières à la fois alimentent le financement du groupe par le recours à l’endettement, apportent une contribution aux résultats nets annuels et permettent de distribuer chaque année une « valeur » croissante aux actionnaires sous forme de dividendes et de programme de rachat d’actions. Le placement financier réalisé au sein d’un groupe doit ainsi générer un gain du niveau de celui des placements spéculatifs, c’est-à-dire plus de 10 % de ROE. En cohérence avec cette financiarisation, chaque groupe s’est doté d’une filiale financière responsable de la gestion de ses actifs, de la trésorerie, de la centralisation au sein du groupe des bénéfices (GE capital, PSA Finance,…). Leur place est telle qu’elles peuvent contribuer jusqu’à 50 % du résultat net groupe annuel. Avec l’explosion de la finance privée se sont aussi développés des groupements de détenteurs de capitaux. Ces groupements sont chargés du placement au meilleur rendement de ces immenses actifs privés. Ils se répartissent selon l’origine de leurs actifs à gérer en investisseurs institutionnels, fonds alternatifs, plus connus sous leur vocable nord-américain " hedge funds ", les fonds privés dits " private equity funds ", et les fonds souverains. Ils vont devenir, par la méthode du rachat d’entreprise avec effet de levier (en américain LBO, leverage buying out) des acteurs significatifs de la vie industrielle mondiale.
Par la dérèglementation, c'est-à-dire la flexibilité, l’individualisation et l’externalisation, de fantastiques gains de productivité ont été obtenus par les groupes industriels. Conjointement aux restructurations conséquentes à cette course à la marge, s’est développé le concept d’entreprises globales c'est-à-dire mondiales (Chesnais, 1994, Michalet, 2004). Leurs centres de décisions – sièges des directions générales - sont basés au sein des pays développés. Leur structure et leur organigramme découlent de la nouvelle répartition internationale du travail. Celle-ci est fondée sur la recherche de la réduction des coûts par des centres de production et des plateformes de relations clients délocalisés dans les pays à bas coût. Ces entreprises transnationales, appelées aussi multinationales se sont ainsi fortement développées pendant cette dernière période. Leur nombre est passé de 37 000 en 1993 à 82 000 en 2008. En 2008, les multinationales rassemblent 77 millions d’employés et les 100 premières d’entre elles réalisent un chiffre d’affaires équivalent à 4% du PIB mondial (CNUCED, 2009). Leur développement est marqué par d’importantes délocalisations des pays développés vers les pays à bas coût. Ces entreprises ont grandi par fusions/acquisitions leur permettant de capter de nouvelles parts de marché et de s’approprier les innovations existantes sur le marché. L’innovation, acquise par captation de concurrents ou de start-up, est un objectif important de la stratégie de ces firmes multinationales. Par l’innovation elles cherchent à assurer ou conforter leur place dominante dans leur domaine d’activité. L’innovation technologique, mais aussi organisationnelle et commerciale, constitue aussi un moyen d’assurer leur devenir dans cette situation de crise, comme nous le verrons dans les parties suivantes.
1.2 La crise économique et financière
Le « modèle » économique imposé par la financiarisation, fonctionne tant que la production n’excède pas la capacité d’absorption des marchés et tant que le financement des activités industrielles est possible par des emprunts à faibles taux. La faiblesse des taux d’intérêt relative au retour sur investissement permet l’effet de levier garantissant aux prêteurs (les détenteurs de capitaux) un gain financier par le paiement des intérêts et l’importance des dividendes versés, et au groupe emprunteur, un financement à court terme bon marché. Si la source de crédit bon marché se tarit, alors ce modèle « créateur de valeur » se disloque sous le poids de la dette, sous la pression des réticences des banques à investir et celle des actionnaires.
La perte de solvabilité des consommateurs, des entreprises et la crise du crédit qui en découle jaillissent brutalement avec la crise des « subprime » en 2007. Commencée en 2007 par une crise immobilière, transformée en crise financière aux Etats- Unis de par la conjonction entre un système du crédit dit « subprime » et la baisse des revenus des « couches moyennes » de ce pays, la crise financière s’est étendue au monde entier en quelques semaines. La contagion de la crise née aux Etats-Unis à tous les pays a provoqué une crise économique globale et déclenché la récession. Celle-ci fut très brutale et a entraîné la suppression de millions d’emplois en 2008 et 2009. Où en sommes-nous début 2010 ? En page économie, le quotidien « Le Monde » du 17 février 2010, commente en titre la situation ainsi : " Le risque d’une rechute économique se précise, croissance anémique en Europe, dettes record, menace inflationniste…les mauvais indicateurs s’accumulent. " On pourrait rajouter à cette liste la chute de la capacité d’achat à l’origine de la baisse de la consommation, la baisse des investissements, la fin de l’impact des plans de relance et notamment la fin des primes à la casse dans tous les pays d’Europe. L’activité dans chaque pays est plus proche de la récession que de la reprise. Selon Sandrine Duchêne, chef du département de la conjoncture de l’Insee " l’ampleur du ralentissement est un peu plus marqué que ce que nous attendions. Cela confirme le scénario d’une reprise poussive et modérée de l’économie ". Plus personne n’ose parler de reprise ni pour le vieux ni pour le nouveau continent.
Il y a de plus une menace de bulle spéculative sur la dette des Etats. Celle-ci, appelée dette souveraine, a atteint, selon l’agence de notation Moody’s, en 2009 à l’échelle mondiale la somme de 49 500 milliards de dollars, plus de trois fois le PIB des Etats Unis. Le sauvetage des banques, les plans de relance ont été partout financés par les Etats grâce aux emprunts contractés auprès des marchés financiers. Considérés comme solvables, les Etats offrent de solides garanties de par l’importance de leur patrimoine immobilier et économique. Mais les privatisations systématiques ont fortement réduit ce patrimoine ainsi que les ventes massives d’immeubles réalisées pour faire face à la charge financière croissante de la dette. Ces phénomènes, dans une situation de surendettement des Etats, accentuent les risques d’une nouvelle crise financière à partir de l’éclatement de la bulle spéculative sur les bons du trésor et autres obligations émises par les Etats. Confiants dans la sûreté des garanties d’Etat et faute d’autres sources de placements, les détenteurs de capitaux se sont très nombreux tournés vers les emprunts d’Etats par l’achat des titres émis par ceux-ci. Avec les crises en Islande, Dubaï, et Grèce, la perspective de la défaillance d’un Etat et sa quasi faillite sont désormais une perspective possible. Il en découle immédiatement une augmentation des taux d’intérêts des emprunts d’Etats (les taux à 10 ans sont passés en France à 3,52 % depuis le 15 février 2010 après avoir baissé jusqu’à 3,4 % en début d’année). L’autre conséquence est le risque d’éclatement de cette bulle spéculative sur les titres de cette dette souveraine, c'est-à-dire un krach obligataire. Cette situation se développe alors même que la crise a multiplié les dégâts sociaux[1]. Dans ces conditions, les groupes industriels doivent répondre à un impératif de rentabilité. La stratégie qui en découle consiste à dégager de la trésorerie en réduisant les coûts : c’est la stratégie de free cash flow.
1.3 La stratégie de free cash flow
Les groupes industriels, comme tout le tissu industriel, sont très étroitement dépendants des marchés financiers. Cette dépendance, résultat des privatisations, a été encouragée par la grande masse de capitaux disponibles et à faible taux. L’endettement à court et long terme a donc été privilégié par les directions de ces grands groupes pour financer leur croissance externe, les programmes de rachat d’action et assurer leur fonctionnement. Non seulement ce recours à l’emprunt était plus rentable que d’utiliser ses fonds propres, mais il permettait aux actionnaires principaux, eux-mêmes prêteurs, de bénéficier du paiement des intérêts. Avec les programmes de rachats d’actions et les dividendes perçus, cela constitue une troisième source de revenus pour les investisseurs. Avec la crise, les taux accordés ont tendance à augmenter surtout si la solvabilité de ces groupes est mise en doute par les agences de notation. Dès lors, la charge financière, c'est-à-dire le prix de l’endettement, s’alourdit parfois dangereusement. Du côté des consommateurs, il est constaté un phénomène comparable. En effet, conséquence des politiques d’austérité salariale et de maîtrise des masses salariales, la capacité d’achat des consommateurs a été maintenue par l’incitation systématique à l’emprunt. La crise des subprimes illustre le niveau atteint par cette incitation de la part des banques et autres institutions de crédit. Cette baisse de la masse solvable est un des facteurs majeurs du passage de la crise financière à une très classique crise de surproduction.
Pour faire face, dans cette situation de récession, à leur charge financière croissante, les grands groupes ont, dans un premier temps mis l’accent sur leur capacité à dégager du « free cash flow » c'est-à-dire de la trésorerie disponible (Langlet, 2010). Les premiers plans de réduction des coûts avec licenciements massifs sont décidés sur cet objectif[2]. Pour les investisseurs, le « free cash flow» est le signe que, malgré leur endettement, les groupes industriels vont non seulement rembourser leur dette mais surtout redevenir solvables. Celui-ci s’élève, dans les résultats du premier semestre 2009, à 467 millions d’euros chez PSA, à 875 millions pour Lafarge (soit prés de 7 fois plus que pour la même période en 2008), à 845 millions chez Renault, 575 millions chez Michelin. Tous les groupes sont ainsi amenés à démontrer leur solvabilité[3].
Ces performances financières ne tiennent ni d’un miracle ni d’une activité économique plus soutenue, mais elles sont le résultat mathématique direct de la baisse des coûts décidée et réalisée. Renault a réduit sa masse salariale de 20 % en 18 mois en supprimant 6 400 emplois, PSA en a détruits 11 000 en 12 mois, Arcelor Mittal 20 000 emplois détruits dans le monde pour la dernière période, le groupe pharmaceutique Sanofi-Aventis met en œuvre un plan de réduction des coûts avec la fermeture de 8 centres de recherche dont 4 en France, Michelin a diminué ses effectifs de 7 % en un an, le groupe aéronautique Safran s’est débarrassé de l’activité Sagem mobiles et n’a pas remplacé prés de 1000 départs, Lafarge a réalisé pour 750 millions de cessions d’activité depuis début 2009 et a réduit de 62 % les investissements de maintien de l’outil de production, Saint Gobain a réduit sur l’année 2009 les investissements industriels de 700 millions d’euros dans le cadre de son plan annuel de réduction des coûts de 1,1 milliards d’euros après avoir détruits 8 000 emplois en 2008 (source : Les Echos)[4]. Ces exemples ne font qu’illustrer une situation mondiale. Rappelons que de 2007 à fin 2009, plus de huit millions d’emplois ont été détruits aux Etats Unis et en Europe plus de 4 millions pour la seule année 2009. Cette crise ayant touché en premier lieu et le plus durement les Etats Unis, puis les pays industrialisés c'est-à-dire ceux qui constituent la part la plus importante du marché mondial, les conséquences en sont d’autant plus importantes.
Bien entendu, la baisse des commandes et en cascade celle des ventes, varie avec le temps et le secteur d’activité. Dans le secteur du matériel d’imagerie médicale (GEMS), le marché nord-américain, qui représente 50 % du marché mondial, s’est effondré en 2009. Sur certains modèles, il y a eu arrêt de toute commande. En moyenne sur l’ensemble des modalités d’imagerie la baisse est de l’ordre de -30 %. Dans l’aéronautique, les ventes ont été stables en 2009, mais les compagnies aériennes ont commencé à annuler ou reporter des commandes 2010. Dans le secteur de l’armement la situation est plus nuancée. Ce secteur est soumis à des mouvements contradictoires. La crise coûte et a coûté très cher aux Etats qui voient grossir leur dette et donc s’engagent vers des politiques d’austérité c'est-à-dire des coupes budgétaires. Dans le même temps, les plans de relance ont prévu un volet de dépenses publiques dont une partie est consacrée à l’équipement des armées donc à l’industrie d’armement (Thalès). Dans le secteur alimentaire (Lesieur), il ya une baisse des ventes même modeste mais significative quant à son impact. La branche automobile (Renault, PSA) a été frappée de plein fouet par la crise et a été la première à voir ses ventes baisser. Le dispositif de la prime à la casse ayant été mis en place dans la plupart des pays (des Etats Unis à la Chine en passant par l’Allemagne) le niveau des ventes s’est maintenu et a même pour certains constructeurs dépassé 2008, mais 2008 était très en retrait par rapport à 2007. Aux USA, le total des ventes de véhicules a atteint 10 millions en 2009 pour un total de 16 millions avant 2007. De plus, cette branche est en crise depuis de longues années.
L’innovation, technologique en particulier, mais aussi organisationnelle et commerciale est au cœur de la stratégie de la petite entreprise (Schumpeter, 1911) comme de la grande (Schumpeter, 1947 ; Galbraith, 1967). Elle est considérée comme un facteur de différentiation, de construction et de renforcement des barrières à l’entrée sur les marchés (Uzunidis, 2004). Mais la financiarisation, la crise économique et la stratégie de free cash flow qui en découle modifient-elles les objectifs et le management de l’innovation dans les groupes industriels ? Avant de présenter le contenu et les résultats de l’enquête que nous avons menée, nous revenons dans le point suivant sur le rôle de l’innovation et sur son management dans les groupes industriels, tels qu’ils sont étudiés dans la littérature.
2STRATEGIE D'INNOVATION DES FIRMES ET CAPITAL-SAVOIR
2.1 L’innovation, au cœur de la stratégie des groupes industriels
S’intéresser à la stratégie d’innovation des grands groupes industriels revient à considérer l’entreprise, non pas comme une « boîte noire » (comme c’est le cas dans l’analyse néoclassique) mais comme une organisation complexe composée de talents spécifiques et à même d’apprendre et de créer, par le biais de processus d’apprentissage et d’élaboration de routines (Penrose, 1959 ; Nelson, Winter, 1982 ; Nonaka, Toyoma, 2005)
Les activités d’innovation technologique (qu’elles soient mineures et/ou majeures) des firmes résultent de la constitution, du développement et de la protection d’un « capital-savoir ». Le capital-savoir se définit comme l’ensemble des informations, connaissances et savoir-faire produits, acquis, combinés et systématisés par l’entreprise dans un objectif de production de valeur. S’intéresser au capital-savoir des entreprises revient donc à étudier la manière dont elles acquièrent et recueillent des informations sur les marchés (veille stratégique), produisent des connaissances seules ou en collaboration (R&D internes, partenariats), transforment ces informations en connaissances, en routines et en savoir-faire sources d’avantages spécifiques et utilisent ces connaissances et informations dans un processus de production de valeur (par leur intégration dans le processus de production de l’entreprise ou par la vente de tout ou partie de ce capital-savoir) (Schéma 1).
Schéma 1 : Le Capital-Savoir construit par une firme, seule ou en collaboration
Stock de connaissances de l’entreprise, incorporé dans les individus, les machines, les processus et les routines
*Transfert à d’autres entreprises
*Utilisation dans le processus de production pour :
- Créer de nouveaux biens et services
- Améliorer des biens et services existants
Apprentissage
Flux d’informations
Légende
: Informations scientifiques et techniques qui alimentent le stock de connaissances de l’entreprise
: Utilité et objectif du capital savoir
: Diffusion d’une partie de l’information scientifique et technique constituant le capital savoir
Source : Laperche (2007, 2008)
Le capital-savoir constitue une source de création de la valeur, aussi bien par sa transmission à d’autres entreprises via les biens et services que la firme vend, que par son utilisation interne dans le développement du processus de production. Dans ce sens, la protection du capital-savoir est cruciale pour l’entreprise afin de minimiser la diffusion non contrôlée -à travers le transfert et/ou l’utilisation de ce capital- des informations, connaissances et savoir-faire qui le composent.
Le management des activités d’innovation par l’entreprise a évolué au cours du temps. Les premiers laboratoires de recherche ont été constitués d’abord dans quelques firmes multinationales à la fin du 19e et du début du 20ème siècle (Liebig en Allemagne, General Electric aux Etats-Unis) puis sont peu à peu devenus une composante essentielle des entreprises (tant dans leur organisation que dans leur stratégie). L’activité d’innovation des entreprises s’est au cours du 20e siècle largement appuyée sur le soutien des Etats qui dans les pays de l’OCDE finançaient jusqu’à la fin des années 1970 plus de 50% de la dépense intérieure brute de R&D (contre environ 30% en moyenne aujourd’hui). Le modèle de l’innovation était alors qualifié de « linéaire » dans la mesure où les étapes de la R&D se déroulaient de manière successive et dans des lieux différents (la recherche fondamentale dans les universités et les centres publics de recherche, la recherche appliquée et le développement technologique dans les entreprises). Au tournant des années 1980, alors que le modèle de production/consommation de masse touchait ses limites, l’innovation est devenue le moteur de la concurrence entre firmes adoptant des stratégies globales. Dans un premier temps, la globalisation de la stratégie des firmes a cependant peu impliqué les laboratoires de recherche, en raison de leur volonté de réduire les risques de fuite d’informations ou de savoir-faire produits en leur sein (Patel and Pavitt, 1991). La variété des régimes de protection de la propriété intellectuelle renforçait aussi le risque d’appropriation de leur capital-savoir. Dans l’économie actuelle fondée sur la connaissance, les technologies de l’information et de la communication facilitent les échanges globaux d’informations et la codification concerne des pans de savoirs de plus en plus vastes (Foray, 2004). Les droits de propriété intellectuelle ont été harmonisés et renforcés à l’échelle mondiale, créant ainsi un climat de confiance pour les investisseurs[5]. La présence des firmes sur les marchés mondiaux ne se limite plus à une implantation commerciale et productive mais implique aussi les laboratoires de recherche (Madeuf, Lefebvre, 2002; UNCTAD, 2005) qui ont des vocations variées allant de la l’adaptation sur place des produits conçus par la firme-mère à la conception complète des biens destinés à être diffusés au niveau mondial. Cette période voit aussi se développer le « paradigme de l’innovation ouverte » (« open innovation ») qui signifie que les « idées valorisables peuvent venir de l’intérieur comme de l’extérieur de l’entreprise et peuvent également atteindre le marché à partir de l’intérieur comme de l’extérieur de l’entreprise » (Chesbrough, 2003, p.47). Ce modèle d’innovation a pu se développer selon l’auteur en raison d’une plus grande mobilité des travailleurs qualifiés, de la présence des investisseurs en capital, de nouvelles possibilités offertes pour commercialiser des idées développées en interne et des compétences croissances de fournisseurs externes. Dans ce modèle « d’innovation ouverte », la création de savoir et l’ensemble du processus d’innovation procèdent par feedback entre la R&D, le design, la production et la commercialisation. Dans ce modèle en chaîne (Kline et Rosenberg, 1986), la genèse de l’innovation résulte de liens systémiques entre le savoir et le marché. Les stratégies d’open innovation soulignent l’importance croissante des réseaux, au sein desquels le capital-savoir est construit.
2.2 Quels impacts de la financiarisation et de la crise économique sur le management de l’innovation ?
La crise financière déclenchée aux Etats-Unis durant l’été 2007 s’est transmise à l’économie réelle et transformée en crise mondiale fin 2008 (cf. 1), affectant plus particulièrement certains secteurs comme la construction automobile gravement touchée dès le début de l’année 2008. Le paroxysme de la crise mondiale a été atteint au premier trimestre 2009 puis la production s’est légèrement et progressivement redressée, les économies avancées ayant bénéficié du rebond de la demande des pays émergents, l’Inde, le Brésil et surtout la Chine. Les investissements de l’industrie manufacturière ayant fortement ralenti fin 2008 et surtout en 2009, les investissements de R&D industrielle n’ont pu être épargnés et les groupes industriels devraient avoir été amenés à modifier leur stratégie d’innovation.
Les conséquences de l’impératif de rentabilité des firmes sur la stratégie d’innovation et le management de la R&D ont commencé à être mises en évidence dans la littérature économique. D’abord, la tendance à la constitution collaborative du capital-savoir est confirmée dans la littérature récente (Chesbrough, 2006, Antonelli, 2005 ; Laperche, Uzunidis, Von Tunzelmann, 2008, Gassman, Enkel, Chesbrough, 2010) et concernent des secteurs d’activités variés, de l’automobile (Ili, Albers, Miller, 2010) à la pharmacie (Yacoub, Laperche, 2010 ; Hughes, Wareham, 2010) ou encore la Chimie (Sieg, Wallin, Von Krogh, 2010), etc. Pour la constitution de leur capital-savoir, les firmes s’appuient non seulement sur l’ensemble des ressources humaines, matérielles et immatérielles dont elles disposent et dans lesquelles elles investissent, mais également sur celles partagées ou produites en commun avec d’autres entreprises et institutions via des rapports de partenariat et de collaboration. Comme illustré dans le tableau 1, le capital-savoir est, en effet, constitué à travers la combinaison d’un ensemble de ressources internes et externes.
Tableau1 - Les Ressources Internes et Externes pour la Constitution du Capital-Savoir
Ressources internes |
Ressources externes |
-Investissement dans les ressources humaines ; -Investissement dans et management de la R&D et des moyens de production (tangibles et intangibles). |
-Contrats avec d’autres entreprises (y compris les licences) ; -Contrats avec des institutions : ex. Laboratoires de recherche universitaires (y compris les licences et le recrutement à court-terme des chercheurs) ; -Contacts informels. |
Source : Laperche, (2008, p256)
Ces collaborations ont des objectifs variés qui dépendent du type de contractant associé. Elles visent à favoriser l’accès à des connaissances et compétences nouvelles (collaborations avec les laboratoires de recherche publics) à partager les connaissances et les savoir-faire afin pour réduire le temps et les coûts de la mise au point de nouveaux produits (collaborations avec d’autres entreprises, petites ou grandes). Le rachat de petites entreprises innovantes permet également d’accéder à des technologies dont le coût de développement a été mutualisé entre plusieurs investisseurs (Tidd et al, 2005). L’ensemble de ces collaborations a donc bien pour objectif de répondre à la double contrainte d’innover (ce qui nécessite des investissements importants) et d’être rentable à court terme.
Dans le même temps, les entreprises cherchent à mieux valoriser leur capital-savoir, et adoptent pour ce faire des stratégies agressives de dépôts de brevet. L’augmentation très nette du nombre de brevet déposés depuis le début des années 1980 mais aussi des accords de licences signés par les firmes témoigne de la volonté de rentabiliser rapidement les investissements élevés nécessaires à la mise au point des technologies nouvelles (Sheehan et al., 2004). De plus les brevets sont considérés comme des actifs financiers qui pourront renforcer la valeur d’une firme (Serfati, 2008). Les usages stratégiques de la propriété intellectuelle se développent également notamment dans les secteurs très innovants (biotechnologies, technologies de l’information). C’est le cas de «pools de brevets » (panier commun de brevets entre plusieurs entreprises) ou encore des « patent trolls » (petites entreprises prédatrices qui construisent leur business model sur la base du conflit de propriété intellectuelle (Lallement, 2010 ; Penin, 2010). Les droits de propriété intellectuelle ne sont toutefois pas uniquement considérés positivement (Gallini, 2002). En effet, les brevets sont aussi perçus comme des " super-tariffs ", élevant le coût des investissements dans les activités d’innovation (tant pour les pays pauvres en ressources technologiques que pour les firmes qui sont lancées dans les conflits juridiques multiples). A ce titre, ils sont présentés comme un des éléments explicatifs du « crash » de l’économie de la connaissance et donc de la crise actuelle (Pagano, Rossi, 2009).
Les effets de la crise économique sur le management et la stratégie d’innovation sont encore assez peu appréhendés dans la littérature économique et c’est justement l’objet de l’enquête que nous avons menée de mieux en saisir les conséquences. D’après Harfi et Matthieu (2009), les activités de R&D et d’innovation des entreprises ont été plutôt procycliques en France et dans les pays de l’OCDE sur la période 1987-2006. Cela signifie qu’elles ont globalement suivi le rythme de l’activité économique : elles ont tendance à augmenter en période de croissance et à se réduire en période de récession. Ces résultats sont à mettre en parallèle avec ceux de Lee et Mukuyoma (2008), qui concernent cependant davantage les PME (américaines) que les grandes entreprises. De même, pour Caballero et Hammour (2005), en période de crise, les réallocations de ressources s’opèrent avec difficulté, pouvant ainsi freiner le processus de « destruction créatrice » mis en évidence par Schumpeter (Schumpeter, 1942). Selon ce dernier en effet, la crise est un laboratoire d’idées nouvelles. Les faillites d’entreprises de la phase de récession éliminent les capitaux excédentaires et favorisent l’émergence de nouveaux entrepreneurs exploitant de nouvelles opportunités marchandes et technologiques et ouvrant la voie à un nouveau cycle. Selon cette analyse, les activités d’innovation des entreprises devraient alors être contra-cycliques, c'est-à-dire s’intensifier en période de crise économique, du fait de l’exploration de nouvelles voies scientifiques et techniques.
Différentes études récentes montrent des résultats contrastés. Globalement les dépenses de R&D des groupes, principalement financées par le cash flow et l’emprunt, ont diminué (où ont crû moins rapidement) en 2008 et les prévisions pour 2009 s’inscrivent dans la même tendance. Une enquête récente de McKinsey auprès de 500 firmes multinationales dans le monde indique que 34% prévoyaient de dépenser moins en R&D en 2009 tandis que 21% envisageaient au contraire d’accroître leurs dépenses (OCDE, 2009b). Mais les baisses concernent davantage les investissements les plus risqués, les phases les plus amont du processus où dont les résultats ne seront visibles qu’à long terme. Ainsi, l’impératif de rentabilité couplé à la crise économique peut conduire à mettre l’accent davantage sur « l’exploitation » (l’innovation mineure) que sur « l’exploration » (innovation majeure) (March, 1991). La réorientation de la R&D vers les phases de développement, davantage que vers les phases amont, peut ainsi être considérée comme une forme d’exploitation du capital-savoir. De même, la réorganisation des activités d’innovation, notamment à l’échelle internationale peut être une stratégie privilégiée dans un contexte de crise.
Selon l’étude de Jaruzelski et Dehoff réalisée auprès des 1000 firmes qui dépensent le plus en R&D (Jaruzelski, Dehoff, 2009), les deux tiers ont pourtant maintenu voire accru leurs dépenses de R&D, même si globalement en 2008, leurs dépenses de R&D ont augmenté moins vite (5,7%) qu’au cours des années précédentes (10%). Tirer partie de la crise en développant des produits nouveaux et en misant sur de nouveaux paradigmes (comme celui de la croissance verte) peut être une opportunité pour les firmes les plus solides. Le soutien des Etats pour sortir de la crise en misant sur le développement de technologies propres joue comme un stimulant à l’investissement privé (OCDE, 2009a)
2.3 Principales hypothèses retenues
Au terme de cette revue de la littérature récente, les hypothèses retenues pour notre enquête peuvent être présentées comme suit :
H1- La crise impacte les dépenses de R&D des entreprises dans un sens pro-cyclique
Nous l’avons vu plus haut, globalement les dépenses de R&D sont affectées soit quantitativement (réduction des dépenses de R&D), soit qualitativement (globalement, les dépenses sont maintenues mais les dépenses les plus risquées et/ou considérées comme peu stratégiques sont réduites).
H2- La crise économique conduit à un développement de la stratégie collaborative (open innovation)
La stratégie collaborative, de part sa double vocation à mutualiser les connaissances et à partager les coûts de développement, devrait s’accroître dans une période de ralentissement économique afin de préserver la capacité d’innovation du groupe tout en s’inscrivant dans la stratégie de free cash flow.
H3 : La crise économique conduit à de nouveaux usages de la propriété industrielle
En particulier, la valorisation des titres de propriété intellectuelle (ventes de brevets, signatures de contrats de licence) prend plus d’ampleur dans un contexte de crise économique.
H4 : La crise économique conduit au développement de nouvelles voies d’innovation
Les entreprises poursuivent et renforcent leurs dépenses de R&D en misant sur de nouveaux produits et services. Il s’agit alors de stratégies contra-cycliques qui nécessitent un développement (stratégie d’exploitation du capital-savoir). Les technologies propres sont une voie recherchée par les entreprises.
Reste à déterminer de façon concrète le poids et les modalités de l’impact de la crise financière sur la stratégie de R&D et d’innovation des groupes. Pour mener à bien cette recherche, nous avons mené une série d’enquêtes réalisées auprès d’une population de groupes déployant des stratégies de R&D globales, i.e. disposant d’un potentiel de recherche significatif y compris au niveau international, et permettant de couvrir au mieux la diversité des activités industrielles y compris sous l’angle technologique. La méthodologie et le contenu de l’enquête sont présentés dans le point suivant.
3Une enquête auprès de groupes industriels
3.1 Méthodologie de l’enquête
La technique d’enquête directe est particulièrement bien adaptée à la problématique de cette étude et en est donc le socle central. La littérature existante sur le sujet, que ce soit dans le champ de la gestion ou dans celui de l’économie, fournit un certain nombre d’hypothèses et demeure incontournable mais seul un travail empirique par le recueil d’informations détaillées à la source peut permettre de retracer et d’analyser les changements d’organisation et de gestion de la R&D des groupes mais aussi de connaître les perspectives d’avenir des décideurs actuels en matière de R&D.
La méthode d’enquête employée consiste donc en une série d’entretiens sur la base d’un questionnaire semi-directif. Ces entretiens avec les directeurs et responsables de la R&D des groupes sont menés sur une population d’entreprises après recueil et exploitation préalable des informations disponibles sur ces mêmes groupes (rapports d’activité, interviews dans des revues spécialisées,…) et de publications scientifiques (rapports, articles,…). Cette démarche suppose de rencontrer des responsables situés à différents niveaux et de multiplier les prises de contact de façon à obtenir d’abord l’assentiment de la Direction Générale, puis celui des interlocuteurs pertinents. Ceci nous a parfois amenés à réaliser plusieurs entretiens dans un même groupe. Un certain nombre de nos interlocuteurs ont toutefois précisé être encore dans l’action et n’avoir pas encore tout le recul nécessaire pour évaluer complètement l’ensemble des retombées de transformations en cours et pour certaines très récemment mises en œuvre[6]. Au fur et à mesure du déroulement des enquêtes, certaines interrogations ou données nouvelles ont surgi ou pris une ampleur au départ mal évaluée voire sous-estimée. Il a été évidemment indispensable de les intégrer. Nous avons ainsi été amenés à accorder une plus grande place dans notre questionnement à l’évolution de la stratégie d’innovation des groupes en lien avec les contraintes de la protection de l’environnement et du développement soutenable. Elles induisent la mise au point de procédés de production et de matériaux « propres » répondant aux normes imposées par l’Union Européenne et l’apparition de produits et services nouveaux issus d’une réorientation partielle de la R&D. Ces contraintes externes, et perçues comme telles initialement, se sont avérées facteurs d’accélération du processus d’innovation et ont créé de nouveaux marchés. De même l’importance croissante des économies émergentes en période de crise s’est traduite au niveau de la R&D, nous y reviendrons, par une accélération de la délocalisation partielle et des recherches menées en collaboration avec la recherche académique et des entreprises locales.
Peut-on à partir de l’analyse de quelques cas permettant d’étayer nos hypothèses de travail sur l’impact de la financiarisation de la crise sur la stratégie d’innovation des groupes en tirer et présenter de nouveaux modèles de stratégies d’innovation et étayer ainsi une problématique théorique ? La démarche est usuelle. La modélisation à partir d’une seule étude de cas est en effet une pratique courante en management stratégique (de la Ville V.-I., 2000). Le cas est alors considéré comme « cas particulier du possible » et permet « de saisir la particularité à l’intérieur de la généralité et la généralité à l’intérieur de la particularité » (Bourdieu P., 1992, p.54). Selon Chandler A. (1962) et Eisenhardt K. (1989) toutefois, l’étude approfondie de plusieurs cas permet de mener des analyses plus précises en termes de stratégies et d’aboutir à des modèles théoriques plus intégrateurs. Afin de cerner et préciser la validité des connaissances ou des conclusions théoriques issues des investigations empiriques que sont les études de cas, K. Eisenhardt propose des règles méthodologiques strictes. En premier lieu, les critères retenus pour le choix des cas doivent par eux-mêmes justifier l’intérêt du travail comparatif mené et la pertinence des conclusions qui en seront tirées. Les similitudes et les différences entre les cas doivent donc être justifiées, avoir un sens. Par ailleurs, la recherche ne peut se baser sur moins de quatre cas pour que son ancrage dans le terrain reste réel et atteigne une portée théorique signifiante.
Notre étude a adopté ces règles. La sélection des groupes enquêtés a été réalisée de manière à représenter l’ensemble de l’activité industrielle dans toute sa diversité. Les groupes retenus relèvent de secteurs plus ou moins innovants et sont tous touchés par la crise mais à des degrés différents.
3.2 Une population d’entreprises couvrant l’ensemble de l’activité industrielle et fortement investies dans la R&D.
Pour construire la population d’entreprises interrogées, nous avons opéré par le croisement de différents critères de manière à satisfaire trois exigences. En premier lieu la sélection a été effectuée au sein d’une population de groupes industriels dont l’effort de recherche-développement est à la fois important et inscrit dans la durée et qui présentent en outre un haut degré d’internationalisation de leurs activités. Les entreprises multinationales relèvent de ce sous-ensemble d’entreprises. Leur stratégie d’innovation organisée à l’échelle mondiale est largement globalisée (Lefebvre G., Madeuf B., 2003, 2006). Ce point est important en temps de crise puisqu’il permet de « jouer » sur les potentiels de différents marchés : ainsi, les pays émergents parce qu’ils sont moins sévères en terme de protection de l’environnement permettent de poursuivre la valorisation de technologies moins performantes, c’est le cas des constructeurs automobiles par exemple (Fay B., Reynaud S., 2009). Les entreprises retenues ont également des budgets de R&D relativement élevés. Alors qu’en France, la part de la DIRDE[7] dans le CA des entreprises dans le total des branches d’activité était de 2 ,1% en 2007[8] (MESR DGESIP)[9], les entreprises retenues, à l’exception de l’une d’entre elles, consacrent entre 4,2 et 23% de leur CA à leur budget de R&D.
En second lieu, les groupes choisis doivent être aussi représentatifs que possible de l’ensemble de l’activité industrielle et inclure les biens d’équipement, les biens intermédiaires et les biens de consommation.
Les différents secteurs d’activités industrielles relèvent de secteurs plus moins innovants et les groupes retenus relèveront donc de secteurs de haute technologie tels l’industrie pharmaceutique, l’aéronautique et l’espace, les télécommunications, de secteurs de moyenne technologie tels la construction automobile et les équipementiers, mais aussi de secteurs moins innovants tels les IAA et la sidérurgie. Enfin, et ce point est particulièrement important, les groupes entreprises ont été choisis dans des activités industrielles présentant des différences structurelles quant au rapport science-technologie et quant à l’organisation de la R&D. Les processus de R&D et d’innovation et l'ensemble des partenaires susceptibles d’y participer dépendent largement de la nature des secteurs et des "mondes de production", en particulier du caractère de process ou d'assemblage (Storper, 2000 ; Bélis-Bergouignan et Carrincazeaux, 2000 ; Lung, 1997). Le choix des groupes doit donc permettre d’illustrer des configurations différenciées en termes de contraintes et d’opportunités technologiques, les stratégies d’innovation différant selon le type d’industrie (assemblage ou process) et selon la plus ou moins grande proximité du marché final, selon la « diversité des systèmes d’innovation » de Storper (2000). D’autre part, les groupes obéissent à des logiques différentes d’organisation de la R&D industrielle. Selon les travaux de Lung (1997), trois grandes logiques coexistent : une logique des « effets d’agglomération de la recherche » (cas type : le matériel chirurgical), une seconde logique « d’impulsion par la recherche académique » (cas type : pharmacie et biotechnologies) et une logique des « effets de remontée depuis la production » (cas type : textile). Ainsi, dans notre population, l’industrie automobile, industrie d’assemblage, relève de la première et de la troisième logique de localisation de la R&D ; la pharmacie/biotechnologies, industrie de process, est largement conforme à la logique de l’impulsion par la recherche académique, tandis que les Dispositifs Médicaux de Santé relèvent davantage de la logique des effets d’agglomération de la recherche.
La convergence de ces différents critères conduit à considérer que les groupes retenus dans cette étude constituent des cas exemplaires, non pas tant dans le sens de la représentativité statistique (recherche de l’individu moyen) que dans celui où ils ont, selon toute probabilité, une expérience significative et éclairante pour les questions que nous nous posons.
Sur les huit entreprises rencontrées[10] (cf. annexe 1, Présentation synthétique de la population), les six premières sont des acteurs industriels nationaux de premier plan largement internationalisés tant au niveau de la production que de la commercialisation et menant une véritable stratégie de recherche-développement. Elles appartiennent à des activités d’intensité en R&D différente mais chacune de nos entreprises se situe en matière d’effort de R&D plutôt au dessus de la moyenne de son secteur d’activité, ce qui confirme l’importance de la R&D dans la stratégie de chacune d’entre elles.
Les secteurs de haute technologie seront analysés au travers de Thalès (aéronautique) et de GMS ((Dispositifs Médicaux de Santé, DMS), tous deux relevant des industries d’assemblage. Thalès, dont le quart du capital est détenu par l’Etat, est un leader mondial des hautes technologies sur les marchés de l’aéronautique, de l’espace, de la défense, des transports et de la sécurité. Largement globalisé et employant 68 000 collaborateurs dont 25 000 chercheurs et ingénieurs de très haut niveau, ses centres de production et de R&D sont répartis dans 50 pays. General Electric Medical Systems est une filiale de l’un des leaders mondiaux des DMS, l’américain General Electric. Nous l’avons retenu car le centre de R&D implanté en Ile de France est le centre pilote du groupe à l’échelle mondiale pour le matériel médical. Par ailleurs ce secteur fortement internationalisé est dominé par un oligopole où ne figure aucune entreprise française[11]. GEMS consacre 8,8% de son CA à la recherche. Cet effort de R&D est relativement important puisque la part de la DIRDE dans le CA des entreprises de la branche est de 6,5%.
Les secteurs de moyenne technologie sont représentés par les deux constructeurs automobiles français, PSA et Renault, et par Valéo (équipementier) pour les industries d’assemblage et par Saint-Gobain (verre et matériaux) pour les industries de process. PSA et Renault sont respectivement 9° et 11° du classement mondial avec 5 % et 3,7 % du marché mondial et 3,8% et 8,2 % du marché européen occidental. Dans un marché mondial fortement touché par la crise dès 2007 et jusqu’en 2009, particulièrement en Europe et aux Etats-Unis, PSA a accru sa part de marché sur les marchés émergents d’Amérique Latine et de Chine ainsi qu’en Russie à raison respectivement de +5,5%, +4,9% et + 67%. A l’inverse, Renault a vu ses ventes hors d’Europe reculer de 10,8%. Leurs dépenses de R&D pour la branche automobile représentent environ 4,5% du CA de la branche. En dépit des pertes nettes subies en 2009, l’effort de R&D est resté prioritaire et orienté sur les clean technologies et véhicules propres. Le secteur automobile contribue à 10% du PIB en France et la part de la DIRDE dans le CA des entreprises de la branche (MESR DGESIP) était de 2,9% en 2007.
Valéo, dont l’activité d’équipementier est complémentaire à celle des constructeurs automobiles, les équipementiers sont les fournisseurs directs des constructeurs et travaillent en étroite collaboration avec ceux-ci en particulier au niveau de la R&D : les constructeurs se sont en effet progressivement transformés en assembleurs de pièces conçues et produites par les équipementiers. Valéo relève d’un secteur également touché de plein fouet par la crise. Après avoir supprimé près de 35 000 emplois dans l’hexagone en 2009 (sur un total de 55 000 depuis 2005), les équipementiers établis en France pourraient supprimer 39 000 supplémentaires en 2010-2011[12]. 14 000 suppressions chez les équipementiers « de rang 1 » (107 000 emplois en 2008) qui sont 25 000 suppressions sont attendues chez équipementiers de « rang 2 » leurs sous-traitants (193 000 emplois en 2008). Il nous a semblé indispensable d’avoir le point de vue des deux parties dans le processus d’innovation d’un secteur en pleine crise.
Leader mondial de l’habitat, présent dans 59 pays avec 209 000 salariés, Saint Gobain a été lui aussi été gravement affecté par la crise en 2009. Le groupe a néanmoins maintenu son effort global de R&D à 6% du CA, effort bien supérieur à celui de la branche qui était de 2,1% en 2007.
Les industries moins innovantes seront représentées par ArcelorMittal (sidérurgie) pour les biens intermédiaires et par Lesieur (IAA) pour les biens de consommation. Arcelor Mittal, premier mondial avec 8% du marché de l’acier a été fortement touché par la crise à partir du dernier trimestre 2008. Son chiffre d’affaires 2009 a chuté de 40% par rapport à celui de 2008 mais le groupe qui s’avère de plus en plus impliqué dans l’innovation liée au respect de l’environnement a néanmoins maintenu son budget de R&D. Lesieur, société appartenant au groupe Saipol, leader français de la transformation des oléagineux lui-même contrôlé par Sofiprotéol, est le leader du marché français dont il détient plus de 41%.
3.3 Présentation du guide d’entretien.
Les entretiens menés à l’aide du guide ont pour objet de tester nos hypothèses de travail en rassemblant des informations de deux types. Des informations quantitatives descriptives permettront d’avoir une idée générale de l’importance des moyens mis en œuvre en matière de R&D et de leur évolution en lien avec la crise. Des informations plus qualitatives permettront de cerner les formes d’organisation et de contrôle de la R&D ainsi que leur évolution aussi bien sous l’angle des choix de projets de recherche, de la gestion de la propriété industrielle et des accords de licence et de coopération.
La première partie recense classiquement les informations générales sur le groupe, à savoir secteurs d’activité, CA, effectifs, répartition des centres de production, de R&D et de commercialisation à l’échelle internationale, … et sur l’interlocuteur, sur ses fonctions dans l’entreprise. Elle permet donc de situer le groupe industriel sur l’échiquier national et international.
La seconde porte plus spécifiquement sur la stratégie de R&D et d’innovation du groupe, moyens, organisation, domaines et nature des recherches. Il s’agit là, afin d’évaluer l’impact de la crise sur l’activité du groupe en matière de R&D, de recueillir le maximum d’informations quantitatives précises sur la R&D du groupe et sur son évolution au cours des dernières années : montant du budget, effectifs de R&D, poids du Budget /CA, nombre, localisation et moyens des différents centres de recherche et développement. Nous procédons ensuite au recueil d’informations de type plus qualitatif : quels sont les domaines technologiques et les axes prioritaires de recherche ? Quelle est leur évolution récente et en cours ? Quelle est la nature des activités de recherche du groupe et de ses différents centres de R&D : fondamentale, appliquée, développement ? Quel a été l’impact des mesures prises par l’Etat pour soutenir l’effort de R&D des entreprises en particulier les incitations fiscales telles le CIR (crédit d’impôt recherche) qui a été modifié et accru en 2008[13]. Quelles sont les perspectives d’avenir ?
La conduite des premières enquêtes a fait surgir une difficulté qui doit être mentionnée dès maintenant. Elle concerne les rubriques classiquement utilisées pour désigner la nature des activités de recherche, à savoir le découpage entre «recherche fondamentale », «recherche appliquée » et «développement expérimental ». Nombre d’interlocuteurs rencontrés remettent en cause cette catégorisation. L’argument, assez classique, relève le fait que les entreprises font peu de recherche fondamentale voire pas du tout. Ce qu’elles appellent « fondamental » est catégorisé comme « appliqué » par la recherche académique. En revanche, elles utilisent d’avantage l’échelle TRL (Technological Readiness Level)[14], notamment pour qualifier les relations partenariales qu’elles développement.
Les troisième et quatrième parties portent plus spécifiquement sur le capital savoir. Nous nous proposons d’analyser ici l’input de l’activité de création technologique à savoir les facteurs de décisions relatives aux dépenses et aux orientations de R&D d’une part et d’autre part, l’output de cette même activité, les brevets et la gestion de la PI en général.
Au-delà de l’approche à partir de la mesure et de l’analyse des ressources internes et des modalités de l’organisation interne de la R&D, la constitution du capital savoir doit en effet être également appréhendée via le recours aux ressources externes. Le recours aux relations externes de coopération est-il stable ou croissant avec des entreprises sous-traitantes, complémentaires ou concurrentes mais aussi avec les centres de recherche académiques en France et à l’étranger ? Le recours aux incitations mises en place au niveau de l’organisation du processus d’innovation par les pouvoirs publics ont-elles induit une insertion et une participation plus ou moins active à différents réseaux technologiques tels les pôles de compétitivité en France et en Europe ? En d’autres termes, la crise a-t’elle incité les groupes à adopter une stratégie d’open innovation ou modèle global d’innovation (Chesbrough, 2006) en augmentant le poids de la recherche collaborative via les réseaux, la multiplication des accords de R&D, la sous-traitance ?
La quatrième partie de l’entretien porte sur la protection du capital-savoir et s’attache à faire préciser quels sont les outils utilisés , titres de propriété intellectuelle (TPI), secret, avance sur les concurrents,…, comment est organisée la protection du capital-savoir et définir les rôles respectifs des différents outils de protection mis en place. La crise a-t’elle imposé aux entreprises de nouvelles contraintes de rentabilité financière y compris en matière de R&D et les a-t-elle de ce fait amené adopter de nouveaux usages des droits de propriété ?
Ces entretiens menés en dynamique portent donc à la fois sur l’évolution de la stratégie de R&D des entreprises au cours des dernières années en relation avec la crise et dans un contexte de globalisation de l’activité industrielle : orientations nouvelles, abandons d’axes de R&D, rationalisation de la division R&D si redondance, renforcement si présence dans un environnement technologiquement dynamique ou un marché porteur. En d’autres termes, la crise conduit-elle les groupes à adopter un mix entre les stratégies pro cycliques (low cost, réduction d'une part de la R&D) et contra cycliques (green technologies) ?
4PRINCIPAUX RESULTATS
4.1 La rationalisation de la R&D
Les entretiens que nous avons réalisés révèlent combien l’innovation technologique est un élément clé de la stratégie des groupes étudiés. Tous accordent une grande importance à la constitution de leur capital-savoir.
Pour la majorité des entreprises que nous avons rencontrées, la crise économique n’a pas provoqué de réduction drastique des budgets de R&D. Certaines entreprises ont même maintenu voir augmenté leurs dépenses de R&D pendant la crise. Ainsi, les dépenses de R&D de Saint-Gobain ont augmenté de 34 % cours des quatre dernières années (2005-2008) ce qui peut être mis en relation avec la réorientation du groupe sur des produits davantage respectueux de l’environnement. Pour Thalès, la crise a globalement eu assez peu d’impact sur la constitution du capital savoir. En effet, dans l’avionique les cycles sont assez longs et les impacts peuvent être différés. Le budget de R&D de Arcelor Mittal est aussi resté constant : l’entreprise considère que l’innovation reste la clé de sortie de crise et cherche à éviter le « stop and go » en matière de R&D.
L’industrie automobile, très touchée par la crise a tenté de préserver les budgets de R&D. PSA reconnaît toutefois une baisse de son budget recherche même si son effort global de R&D continue d’augmenter. C’est la part Recherche qui a diminué et surtout a été complètement restructurée. La crise a été l’occasion de faire une « catharsis », de trier entre des projets plus ou moins stratégiques pour se recentrer sur les plus porteurs (les clean technologies en l’occurrence). Chez Valeo, la R&D a été préservée comparativement à la production et aux services (ce sont les frais généraux de la recherche qui ont été réduits mais pas la recherche elle-même).
La rationalisation de la R&D a parfois entrainé des retards et des annulations de projets. Chez Renault par exemple, tous les projets ont été retardés de 20 jours (chômage technique). Mais là encore, la recherche a été préservée par rapport aux projets industriels dont certains ont bel et bien été annulés. La stratégie de Renault pour survivre a d’abord consisté à réduire les stocks, stratégie facilitée par la prime à la casse et les incitations fiscales instaurées. L’accent a été mis sur la fabrication de véhicules bas de gamme (Twingo, Clio) qui ont été plébiscités par les consommateurs mais aussi et en parallèle sur la réduction des coûts notamment en dépouillant les véhicules d’équipements non indispensables (notons que cette stratégie était déjà amorcée avant la crise). Le relatif maintien des dépenses de R&D s’est appuyé aux dires des entreprises sur les dispositifs publics d’incitation à l’innovation au premier rang desquels le crédit impôt recherche mais aussi sur la recherche de financement externes (programmes de recherches nationaux et européens).
4.2 La constitution collaborative du capital-savoir
La recherche collaborative est désormais une composante essentielle des stratégies de constitution du capital-savoir des groupes industriels. Très souvent engagée bien avant la crise économique, elle s’inscrit pleinement dans l’impératif de rentabilité auquel les entreprises doivent faire face du fait de la pression accrue de la finance sur la stratégie et l’organisation des groupes. Elle a ainsi été renforcée avec l’éclatement de la crise chez Renault, PSA, Valeo, Saint Gobain, Arcelor Mittal. En revanche, lorsqu’elle était menée depuis longtemps, comme chez General Electric Medical System, la recherche collaborative n’a pas beaucoup été affectée par la crise économique. Enfin, c’est parfois pour pallier à la faiblesse des ressources internes qu’elle s’est développée comme chez Lesieur, entreprise de taille bien plus modeste.
Les entreprises collaborent avec la recherche publique, avec leurs clients et leurs fournisseurs, avec les petites entreprises innovantes et à toutes les étapes du processus d’innovation (ou à tous les TRL). Les objectifs sont variés et dépendent à la fois du type de partenaire et du stade concerné de la coopération. Mais toutes les coopérations associent les objectifs d’accès à de nouvelles compétences et connaissances et la volonté d’accroître l’interactivité du processus d’innovation, de gagner du temps et donc in fine d’accroître le retour sur investissement de la R&D et l’innovation.
Avec la recherche académique les objectifs sont l’accès à une vision anticipée de l’évolution technologique, Thalès a ainsi inséré son laboratoire central dans un « écosystème de coopération ». La nécessité du recours à la recherche fondamentale menée par la recherche académique et de sa mise en relation étroite avec la recherche appliquée amène parfois à l’installation de laboratoires publics dans l’entreprise. Ainsi Saint-Gobain a installé une UMR[15]CNRS au sein même de chacun de ses deux centres de recherche transversaux français. Précisons aussi que la recherche du groupe est largement décentralisée (4 centres transversaux, 1 en Ile France, 1 à Cavaillon, 1 aux USA et 1 à Shanghai) et joue sur l’effet de proximité les laboratoires associés étant locaux. C’est aussi le moyen d’intégrer des compétences nouvelles parfaitement adaptées à ses besoins par le biais du recrutement des doctorants dont la thèse, financée par l’entreprise, est assurée dans ces mêmes UMR ou Université/Grande Ecole associées : « la formation à la recherche se fait par la recherche ».
Instaurés par Arcelor il y a une quinzaine d’années, les partenariats avec la recherche publique, en France essentiellement (Universités, CNRS, CEA,…) mais aussi en Europe fonctionnent également très bien. Sur les 15% de l’effort total de R&D que représente la recherche externalisée, la recherche avec le public en représente environ la moitié avec 7%. Actuellement cent trente thèses sont financées dans le monde. Les recherches ainsi menées se situent au croisement du fondamental et de l’appliqué et apportent au groupe la compréhension de phénomènes en amont permettant le plus souvent le développement de produits. Il s’agit de « long term partnerships ». Toutefois, tout comme Valéo, depuis le rapport de la Cour des Comptes sur le « bradage des connaissances » par le CNRS, des problèmes ont surgi avec cet organisme sur le partage des droits de propriété intellectuelle. La R&D coopérative a été maintenue et toutes les thèses engagées sont ou seront soutenues ; toutefois en 2009 il n’y a pas eu d’engagement sur le financement de nouvelles thèses qui a toutefois repris en 2010. Si les problèmes se poursuivaient, ArcelorMittal pourrait s’allier ailleurs, en particulier en Belgique où les choses se passent plus simplement avec la recherche académique. Quelques recherches en collaboration sont issues des acquisitions successives de sidérurgistes (ex : au Brésil, la coopération scientifique avec l’Université de Sao Paolo a été maintenue après le rachat de l’entreprise locale qui l’avait initiée).
Avec les clients et les fournisseurs, la coopération vise plutôt à répondre à des contraintes de développement (réduction des coûts) mais aussi à accroître l’interactivité au sein de la chaîne de valeur (Saint Gobain). Les sous traitants sont également mobilisés par les entreprises de grande taille mais à la différence des partenariats stratégiques avec quelques grands fournisseurs qui ne sont pas affectés par la crise (comme chez Saint Gobain), ceux-ci peuvent en être les premières victimes (chez Renault, PSA ou bien encore General Electric). « En cas de récession, les parts variables sont réduites en premier » déclare le responsable R&D de GEMS.
Chez Arcelor Mittal, la recherche en coopération avec les firmes (8% de l’effort global de R&D) se fait essentiellement avec les clients et marginalement avec les fournisseurs. Il s’agit là aussi de recherche appliquée et surtout de développement. Le développement de produits conjoints se fait avec un panel très large de clients, à la fois de grands acteurs dans leur domaine d’activité (les constructeurs automobiles : Toyota, Renault, .. par ex) et une multitude de petits acteurs (Phénix pour la construction, ..).
Les coopérations avec les petites entreprises innovantes ne sont pas développées dans toutes les entreprises. Celles qui les pratiquent cherchent à intégrer dans le capital-savoir de l’entreprise des technologies et compétences particulièrement innovantes, pointues et /ou totalement hors de leurs champs habituels (c’est le cas du programme Nova développé en 2007 par Saint-Gobain qui a abouti à la signature de 25 contrats de développement avec des petites entreprises innovantes, une vingtaine d’autres sont dans le pipe-line). Valéo avait développé une activité de financement de start-up mais a préféré y renoncer pour se concentrer sur d’autres formes de partenariats. En France cette collaboration pourrait également être facilitée par les pôles de compétitivité créés en 2005. Globalement, les grands groupes les trouvent peu adaptés à leurs besoins car le plus souvent considérés comme favorisant davantage les stratégies de développement des PME, ce pourquoi ils ont été créés d’ailleurs. Pilotés par la DIACT (ex-DATAR), ils sont devenus un outil d’aménagement du territoire et parsemant l’ensemble du territoire, ils sont trop nombreux et par conséquent inefficaces, la plupart d’entre eux ne disposant pas de moyens suffisants. Leur éparpillement contraint de plus les groupes à devoir parfois s’impliquer dans plusieurs pôles géographiquement distants. Néanmoins, la participation à ces pôles est jugée nécessaire en termes d’image. Les groupes nous sont semblés actuellement en position d’observateur attentif vis-à-vis de des pôles et de leur possible évolution.
Les coopérations peuvent aussi avoir lieu avec des concurrents. Elles prennent la forme de la constitution de joint venture destinées à travailler ensemble sur des technologies d’avenir. Elles sont particulièrement courantes entre les deux constructeurs automobiles rencontrés, y compris avec leurs concurrents européens et non européens. Par contre dans un environnement aussi concurrentiel que celui de la sidérurgie, la recherche constante d’avantages concurrentiels fait qu’il ne saurait y avoir de recherche avec les concurrents à l’exception de grands programmes européens. Ainsi, ArcelorMittal est impliqué dans l’ULCOS, consortium financé par le 6ème PCRD qui arrive à échéance fin 2010 et qui regroupait tous les sidérurgistes européens mais aussi d’autres partenaires. Les principaux pilotes d’ULCOS sont des cadres ou ingénieurs d’ArcelorMittal. Il s’agissait de piloter et d’aider au financement des recherches les plus coûteuses entre autre la diminution de 50% des émissions de CO2 pour chaque tonne d’acier produite. 70 « routes » ont ainsi été lancées sur ce thème. 4 technologies en ont été tirées et sont actuellement ou sont sur le point d’être testées au niveau pilote par le groupe en France et en Europe du Nord. AM est également impliqué dans le RFCS (Research Fund for Coal and Steel), programme européen succédant à la CECA (Communauté européenne du charbon et de l'acier), lancée en 1952 pour 50 ans. Financés par des intérêts sur les tonnes d’acier et de charbon qui ont permis une accumulation ils permettent encore aujourd’hui de mener des recherches très en amont (sur minerais de fer ; instruments de mesure ; outillage métallurgie,..).
La recherche collaborative est également un moyen de maintenir les budgets de R&D (Lesieur, Renault). Les grands groupes privilégient les programmes d’aides à l’innovation déclenchant des sources de financement conséquentes. Dans ce domaine figurent les programmes ANR/ADEME et les programmes européens PCRD. Ces sources représentent un financement significatif. Ainsi en 2008, Renault a participé à 69 projets ANR, y a investi à lui seul 41 millions d’euros alors que pour la totalité du projet le montant des subventions s’est élevé à 289 millions d’euros. Les projets européens ont aussi cet effet levier. Dans le cadre du PCRD 2007-2013, Renault a participé à 35 projets européens dans le domaine de l’énergie, y a investi 17 millions d’euros pour un total de subventions de 432 millions d’euros. L’importance de ces opérations de recherche et de montages de partenariat a dernièrement conduit Renault à augmenter la taille de l’équipe qui leur est dédiée.
4.3 Les rôles stratégiques de la propriété intellectuelle
Dans les entreprises interrogées, la crise semble faire émerger des usages nouveaux – ou peu utilisés auparavant- de la propriété industrielle. Lorsque la crise a eu des effets négatifs sur l’entreprise comme l’abandon ou la réduction de projets, des licenciements, la gestion de la propriété intellectuelle a été également touchée. C’est le cas par exemple au sein du groupe Renault. Le département propriété industrielle comptait 26 personnes en 2008 a été réduit d’une dizaine de personnes en un an (suite au plan de départ volontaire). Alors qu’en moyenne, 800 brevets étaient déposés chaque année jusqu’en 2008, à l’avenir, la crise ayant conduit à réduire le nombre de projets, le nombre de brevets déposés sera bien moindre. « Le nombre de brevets déposés aurait pu rester stable (comme c’est le cas dans d’autres entreprises) mais il se serait alors agi de brevets de façade », commente un responsable.
La propriété intellectuelle, et en particulier les brevets, ont des rôles importants pour les entreprises de grande taille. Ils sont un moyen de protection du capital-savoir et à ce titre sont aussi traditionnellement considérés comme un outil d’incitation à innover, dans la mesure où leur obtention favorise la rentabilisation des investissements réalisés pour mettre au point les inventions nouvelles (Scotchmer, 2004). Dans les entreprises de grande taille, organisées en réseau, les brevets jouent aussi un rôle important dans la coordination des activités.
Au côté de l’objectif défensif (qui signifie autant protéger son capital savoir qu’éviter d’être contrefacteur), dans le contexte actuel, les brevets sont aussi considérés comme un moyen d’optimiser le « cash flow ». « Cette nouvelle vision du brevet permet de considérer le brevet non plus uniquement comme un coût mais également comme un investissement générant du profit, ainsi qu’un avantage concurrentiel » déclare le responsable du département propriété industrielle de Renault.
Certaines entreprises que nous avons interrogées mettent aussi d’avantage l’accent sur le rôle de négociation des brevets (Thalès, General Electric). Détenir un portefeuille de brevets suffisant, c’est un moyen d’entrer sur un marché. « Les entreprises confrontent leurs portefeuilles de brevets : l’une menace l’autre avec les brevets qu’elle détient sur une technologie vendue par l’entreprise concurrente et l’autre répond en la menaçant avec des brevets détenus sur une autre gamme de produits par exemple… Dans ce cas soit il y a un procès réciproque, soit chacun poursuit son activité et la concurrence se situe sur les performances des produits », commente le responsable de la R&D de Thalès (division engins aéroportés).
Les entreprises de grande taille (comme Thales par exemple) soulignent un phénomène nouveau qui s’apparente aux « patents trolls », ces petites entreprises qui ont investi les marchés de la connaissance et se développent sur la base du conflit en propriété intellectuelle.
4.4 Les nouvelles voies d’innovation
Sous la pression de la crise, des exigences de réduction des coûts et des contraintes environnementales, les groupes industriels réagissent. Les réactions sont d’abord mesurées. Sauf exception, l’incertitude domine et la prudence fait loi. La crise c’est d’abord pour les groupes industriels la baisse des volumes de vente dans les pays industrialisés dits développés, pays dans lesquels les prix de vente, donc les marges, sont les plus élevés. Avec la crise apparaît donc comme première nécessité la sauvegarde la marge et la recherche de soutien et d’aide au financement du développement et de l’innovation. Les constructeurs automobiles sont parmi les premiers groupes à réagir et à rechercher de nouvelles voies d’innovation. On peut ainsi, à partir des entretiens réalisés, distinguer différents type de réactions et de dispositions adoptées.
Le Low Cost
Afin de pallier cette situation, certains grands groupes se proposent d’opérer un changement dans leur stratégie vis-à-vis des pays à bas coût appelés, comme la Chine et l’Inde, les pays émergents. Ainsi dans la publication d’octobre 2009 de Harward Business Review, le PDG de General Electric, Jeffrey R. Immelt cosigne avec deux professeurs d’université un article annonçant la décision de ce conglomérat d’inverser son modèle de développement. « Pendant des décennies, GE a vendu sur les marchés émergents des produits de l’Ouest (c'est-à-dire des pays développés Ndr). Maintenant, pour devancer les géants émergents, il faut essayer l’inverse», ajoutant : « si GE ne maîtrise pas l’innovation, les géants émergeants pourront détruire la compagnie (GE Ndr).» Les auteurs de cet article dressent le constat selon lequel ces groupes vendent depuis des décennies des produits dans les pays émergents, conçus, fabriqués et adaptés à ces marchés dans leur pays d’origine, à savoir les Etats-Unis ou un pays européen. Afin de résister à la chute des commandes de ces pays et de garantir la profitabilité, les auteurs de ce texte proposent comme solution que la conception, le développement et la fabrication soient désormais localisés dans les pays à bas coût. Ainsi, toutes ces opérations seraient réalisées à coût réduit et les produits mis au point plus simples, donc moins coûteux. Moyennant certaines adaptations, ces produits pourraient être proposés aux marchés traditionnels des pays dits développés. Le PDG de General Electric cite même une activité, celle du matériel médical, déjà engagée dans cette voie. Avec cette nouvelle stratégie, la conception du produit va de plus en plus se faire dans les pays à bas coût de main d’œuvre, afin de réaliser des produits moins coûteux à fabriquer, et surtout aux prix de vente moins élevés car plus simples, moins sophistiqués. Le groupe Renault est en pointe dans cette stratégie avec déjà des centres de conception en Corée, au Brésil, en Roumanie, en Inde. C’est pourquoi tout le tissus de coopération se développe également localement (c’est le cas en Inde, ou Renault/ Nissan coopèrent avec Tata pour la conception d’un véhicule à bas coût). Cette stratégie a, pour les constructeurs, l’avantage de préserver les taux de marge, d’essayer de faire progresser les ventes, donc le chiffre d’affaires. L’exemple du véhicule Logan livré par Renault illustre ce phénomène. Initialement destiné aux pays émergents, ce modèle, fabriqué en Roumanie, est maintenant commercialisé dans les pays développés après quelques adaptations à ces marchés. Il s’agit bien d’une inversion dont l’objectif est, malgré la baisse de solvabilité des consommateurs, de maintenir des objectifs de rentabilité financière ambitieux. Un produit «low-cost» d'aujourd'hui reste un produit « bas de gamme» d'hier dans lequel les innovations les plus récentes et les plus performantes, en termes de protection de l’environnement par exemple, ne sont pas incorporées. L’essor du « low cost » s’inscrit dans une stratégie d’exploitation du capital existant (produits bas de gamme diffusés mais de plus en plus produits sur de nouveaux marchés), et comme une issue de secours partielle pour compenser à court terme la baisse des ventes dans les économies développées.
Concevoir de nouveaux concepts ou de nouveaux produits « propres »
Le technologies « propres » ou « vertes », destinées à se passer des énergies non renouvelables ou à réduire leur utilisation sont aujourd’hui présentées comme les nouveaux moteurs de la croissance tant à l’échelle micro que macro-économique. Les groupes rencontrés cherchent dans leur grande majorité à s’investir dans cette nouvelle voie verte.
Il s’agit pour ces entreprises de répondre à des contraintes réglementaires plus fortes (réduction des émissions de CO2 par exemple), mais aussi à la demande des parties prenantes de l’entreprise (consommateurs, actionnaires). Il s’agit aussi de réduire les coûts liés à l’usage intensif de certaines ressources (l’eau par exemple). Arcelor développe ainsi des innovations de produits (matériaux allégés en poids, isolants etc.) et de procédés plus respectueux de l’environnement (réduction de la consommation d’eau, valorisation des co-produits…). Mais dans le coût de ces innovations et très élevé et le réalisme prime parfois sur la stratégie environnementale.
Dans le secteur des matériaux de construction, Saint-Gobain développe prioritairement des lignes de produits cleantech, relevant des technologies propres qui ont pour objet la réduction de l’empreinte écologique de l’activité productive tant au niveau du procédé de production lui-même que du produit fini. Le groupe a pour cela engagé une politique de R&D et d’innovation menée partie en coopération avec la recherche académique et d’autres entreprises.
Dans la branche automobile, deux voies apparaissent pour sortir de la crise et compenser la forte baisse des ventes dans les pays développés (atténuée en 2009 par les mesures déjà citées). La première est la mise sur le marché de la voiture électrique (hybride dans un premier temps pour PSA). La production de ces voitures « propres » ou cleantech, en réponse aux contraintes et/ou opportunités de la protection de l’environnement mais aussi à la prise de conscience sociétale de la nécessité d’un véhicule « safe and clean », repose sur une stratégie d’innovation industrielle engagée depuis plusieurs années déjà, et qui parvient à la maturité technologique. La mise sur le marché de ces véhicules électriques est annoncée en 2012, mais leur marché au niveau mondial restant estimé à 5 % en 2020, une voie complémentaire est recherchée et ce pourrait être l’émergence d’un nouveau concept, la vente de mobilité ou de déplacement.
La seconde voie de sortie de crise repose donc sur la remise en cause de l’usage de l’automobile à moyen terme et correspond également à la nécessité de protéger l’environnement. Les constructeurs automobiles rencontrés s’interrogent en effet sur une diversification possible de leurs activités « vers la prestation de service de déplacement » (Renault), « l’élargissement de la gamme des solutions de déplacement à offrir » (PSA). A l’échelle mondiale il n’y aura pas de réduction des besoins individuels mais de profondes mutations dans l’usage de la voiture. A la vente de véhicules individuels, s’ajoutera celle de « déplacement » via un parc de véhicules à louer en particulier en milieu urbain.
Au final comme l’a parfaitement synthétisé l’un de nos interlocuteurs, en croisant les deux dimensions : «urbain/rural » d’une part et « Europe/Asie/Amérique » d’autre part, les solutions de sortie de crise reposent sur le fait de concevoir dès aujourd’hui une large gamme de solutions pour offrir une mobilité « plurielle ». D’un côté des voitures propres et des voitures low cost adaptées aux usages et moyens respectifs des différents marchés et consommateurs et de l’autre la vente de « déplacement ».
5Eléments de conclusion
Au terme de cette analyse, il apparaît que la crise a impacté les dépenses de R&D des entreprises dans un sens procyclique mais de manière plus qualitative que quantitative. En effet, aucun groupe n’a décidé de réduire de manière drastique les dépenses de R&D et lorsqu’elles l’ont été en partie, ce sont les recherches les plus en amont ou les moins cruciales qui ont été amputées. Il s’agit davantage dans les groupes interrogés d’une rationalisation des dépenses de R&D. Notre première hypothèse est donc en partie confirmée, dans sa partie qualitative et en partie infirmée dans sa partie quantitative.
Dans ce contexte, et pour maintenir une activité de R&D tout en en réduisant les coûts, les stratégies collaborative (ou encore d’open innovation) se sont renforcées de manière très nette dans la période de crise économique. L’hypothèse n°2 est donc clairement confirmée.
Les rôles de la propriété intellectuelle se modifient sous l’impact de la crise mais de manière assez différenciée selon les entreprises. Pour certaines, les brevets deviennent un actif valorisable s’intégrant pleinement dans la stratégie de free cash flow. D’autres entreprises insistent sur des rôles peu traditionnels des brevets (et notamment leur rôle de négociation qui tend à prendre le pas sur l’objectif plus traditionnel de défense du patrimoine scientifique). L’hypothèse n°3 est ainsi confirmée, puisque de nouveaux usages stratégiques des droits de propriété industrielle se développent dans le contexte de la crise.
La crise économique est aussi largement perçue comme un catalyseur pour le développement de nouvelles voies d’innovation. Mais ce n’est pas uniquement dans le sens de l’engagement dans le nouveau paradigme « vert », qui se traduit par l’investissement, le développement et la mise au point de technologies propres et donc par des stratégies d’accumulation du capital-savoir. En effet, les stratégies d’exploitation du capital-savoir existant sont particulièrement prisées par les entreprises du secteur automobile ou encore du matériel médical qui cherchent à développer des produits accessibles à des marchés moins solvables (pays émergents mais éventuellement aussi pays industriels). Notre hypothèse n°4 est donc enrichie au terme de cette analyse.
Cette étude va se poursuivre avec d’autres entretiens programmés au second semestre 2010 et au cours de l’année 2011. Notre objectif est double : d’une part élargir l’enquête à l’échelle européenne et mettre l’accent sur les impacts du nouveau paradigme environnemental sur la stratégie d’innovation des entreprises. Quelles conséquences de la crise actuelle, qui s’approfondit encore, sur les objectifs affichés en matière d’innovation respectueuses de l’environnement ? Cette stratégie d’innovation verte sera-t-elle menée à l’échelle mondiale pou circonscrite aux pays industriels ? La conception des ces innovations reposera-t-elle encore davantage sur la constitution collaborative du capital-savoir ? Telle sont les principales questions qui guideront nos recherches.
Annexe 1. Présentation synthétique de l’échantillon
Entreprise |
Secteur |
Date entretien |
CA Mrd € |
Effectif groupe |
Budget R&D (Mrd €) |
Effectif R&D |
R&D/CA (%) |
Thalès
|
Electronique Aérospatiale |
Février 2009 |
12,88 (2009) |
68 000 |
|
25 000 |
23 % |
Lesieur |
IAA |
Mai 2009 |
0,83 (2008)
|
|
|
24 |
0,1% |
GEMS -groupe -France
|
DMS |
Février 2010 |
5,00 (2008) |
46 000 2 500 |
|
400 |
7 à 10 % |
Renault
|
Automobile |
Sept. et oct.2009 Février 2010 |
33,72 (2008) 37,79 (2009)
|
129 070 (2008)
|
2,23 (2008) 1,64 (2009) |
18 000 (2008)
|
6 % |
PSA -dont automob. |
Automobile
Autres |
Février 2010 |
54,36 (2009) 45,500 (2008)
|
200000 |
1,770 |
4,2% du CA auto |
|
St-Gobain |
Matériaux Habitat |
Février 2010 |
43,80 (2009) |
209 175 |
0,378 |
3 500 |
5 à 6 % |
Arcelor Mittal
|
Sidérurgie |
Avril et Mai 2010 |
110 (2008) 65 (2009) |
|
0,220 |
1 500 |
< 0,1 % |
Valéo
|
Equipement automobile
|
Mai 2010 |
7,50 (2009) (-14%) |
52 200 |
|
6000 |
6,3% (2009) 5,9% (2008) |
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[1] « Qui va le plus souffrir de l’implosion de Wall Street en 2008 et 2009 et de la récession mondiale qu’elle a entrainé ? Ce ne sont ni les banquiers ni les financiers à l’origine du désastre…Le salariés des pays développés sont les grands perdants de cette catastrophe économique. » Richard Freeman dans le mensuel Enjeux Les Echos Janvier 2010. Plus loin : « Entre 2007 et octobre 2009, les États-Unis ont perdu près de 8 millions d'emplois, la part de la population active est passée de 63 à 58,5 %. Fin 2009, le taux de chômage a dépassé les 10 %, la durée moyenne de chômage n’a jamais été aussi élevée depuis la grande dépression. Des millions de salariés sont au chômage partiel et des millions d’autres totalement découragés ne cherchent même plus du travail. L’idée selon laquelle la flexibilité est le facteur clé de la lutte contre le chômage n’est plus défendable. La leçon de la récession est donc claire. Ce n’est pas le marché du travail qui est le point faible du capitalisme, c’est le marché financier ».
[2] Comme le note F Vidal dans un éditorial paru dans le journal économique. « Les Echos » du 31 octobre 2008 : « Le mur de la dette est de retour ». On peut y lire : « Il va falloir apurer dans un marché sinistré le stock de dettes accumulé lors des belles années. Sur les vingt quatre derniers mois, la dette nette du CAC 40, hors valeurs bancaires, a bondi de 25 % à 250 milliards d’euros. Au total, d’ici à fin 2008, les 22 plus grands groupes européens vont devoir rembourser pas moins de 200 milliards. » Sachant que « les chances que les banquiers affaiblis par la crise, se transforment en philanthropes sont plus réduites que jamais. »
[3] Le PDG de Danone, Franck Riboud ne dit pas autre chose quand il précise « Avec la crise, nous accordons plus d’importance à la croissance de nos volumes et de nos parts de marché. De même, notre résultat opérationnel en valeur absolue est une donnée plus importante que le notre taux de marge ». (Interview dans Le Figaro des 25 et 26 juillet 2009)
[4] Philippe Escande, éditorialiste dans le quotidien « Les Echos », note dans l’édition du 3 août 2009, « Pas de miracle derrière de telles performances, mais un prix que l’on paiera plus tard…Le risque est donc aujourd’hui que les ténors du CAC 40 ne sauvent leur peau en laissant derrière eux un champ de ruines qui les pousserait à chercher leurs partenaires hors de France. Leur puissance mondiale rimerait alors avec désert national » et ce après avoir rappelé que « sur le seul deuxième trimestre de cette année, le nombre de défaillances d’entreprises de sociétés de 50 à 200 personnes a doublé, pour dépasser la centaine ». Cette situation fait dire à Olivier Jay, éditorialiste au Journal du Dimanche, dans son édition du 30 août 2009 que le « cash flow» est la première des cinq expressions de la rentrée 2009 expliquant : « Dans toutes les entreprises, cela reste la priorité après les excès d’endettement. Il faut trouver de l’argent frais et se désendetter. Partout, on réfléchit à tailler des branches ou se séparer de métiers. Les ventes d’actifs bloqués avant l’été par le manque d’acheteurs va pouvoir reprendre ».
[5] Signature en 1994 dans le cadre de l’Uruguay Round du GATT (devenu OMC) de l’Accord sur le droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC).
[6] Parallèlement, du fait de la situation conjoncturelle difficile, l’enquête a dû faire face à l’attitude réservée de quelques entreprises, ce qui a exigé de consacrer du temps à l’instauration du dialogue et nous a amené à essuyer quelques refus, y compris d’entreprises sur lesquelles une base d’informations avait été construite à l’occasion d’études antérieures (Madeuf, Lefebvre). Mais, lorsque ce type d’obstacle a été franchi, il doit être souligné que l’accueil fait à l’équipe a été plus que satisfaisant.
[7] Dépenses intérieures de recherche développement des entreprises.
[8] Dernière année disponible
[9] http://cisad.adc.education.fr/reperes
[10]Des contacts ont été pris avec une quinzaine d’entités et nous avons à ce jour rencontré les directeurs de la recherche-développement de huit d’entre elles et poursuivrons au cours du semestre à venir. A plus long terme, le panel devrait être élargi y compris à des groupes européens concurrents. Les industries de haute technologie et de process seront ultérieurement analysées via Sanofi Aventis.
[11] « Etudes des filières STI et DMS dans le Grand Ouest », Carré D., Lefebvre G., convention IAAT-Université de Paris X, 2003.
[12] Les échos, 8 février 2010, p.20 ; d’après le rapport remis en novembre 2009 à la Commission Estrosi pour le soutien aux sous-traitants ; détails sur le site www.minefi.gouv.fr
[13] Désormais égal à 30% des dépenses annuelles de R&D dans la limite de 100 millions d’€ et à 5% au-delà ; source : « l’état de l’industrie », rapport 2009 de la CPCI, DGCIS
[14] TRL : Technology readiness levels : c’est une échelle conçue par la NASA qui présente l’évolution d’un projet d’innovation. Elle débute au niveau 1 (très théorique) pour aboutir au niveau 9 (production de série). L’utilisation de cette échelle s’est généralisée dans l’industrie. Elle permet selon un responsable de R&D interrogé dans cette enquête « de comparer de quantifier, de savoir à quel niveau on se trouve dans un projet d’innovation
[15] Unité Mixte de Recherche, i.e. unité de recherche CNRS associée à une Université et/ou une Grande Ecole