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Les seuils d'effectifs

24 Oct 2014
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A la demande du Gouvernement s'ouvre en octobre, une négociation interprofessionnelle visant à moderniser le dialogue social.
Et bien sûr, l'épineuse question des seuils sociaux.

L'idée n'est pas nouvelle.
Elle est portée depuis longtemps par une partie du patronat, qui dénonce l'effet dissuasif des seuils sociaux sur l'embauche dans les PME.

Le droit français s'est déjà attaqué par le passé aux seuils sociaux, en excluant certaines catégories de travailleurs (moins de 26 ans, les apprentis et les titulaires de contrats aidés) du décompte des effectifs.
Tentatives toutes condamnées par la Cour de Justice de l'Union Européenne.

La question revient cependant sur le devant de la scène avec une ambition tout autre puisque c'est au principe même des seuils que s'attaquent ceux qui prônent la suspension des seuils, fut-ce à titre expérimental.
Même si l'on est aujourd'hui qu'au stade du débat, et si le Gouvernement a annoncé son intention de privilégier la voie négociée pour avancer sur ce dossier, un certain nombre d'éléments doivent être mis en avant afin d'inviter à la plus grande réserve tant sur l'opportunité, sur la légalité que sur la faisabilité d'une telle réforme !

Sur le prétendu impact des seuils d'effectifs sur la taille des entreprises :

Le sujet fait débat.

La croissance des entreprises françaises est-elle freinée du fait des obligations sociales et fiscales qui croissent avec les effectifs ?

Deux études parues fin 2011 apportent des éclairages complémentaires à ce débat qui n'est toujours pas tranché :

  • «Les effets de seuil sur la répartition des entreprises par effectifs sont plus ou moins visibles suivant les données utilisées » résume l'Insee. 
  • «En s'appuyant sur les données où ils sont les plus apparents, les effets globaux son malgré tout de faible ampleur » ajoute l'institut national de la statistique.
  • Les DADS montrent un faible effet de seuils d'effectifs
  • Les simulations réalisées par l'institut de la statistique montrent même que le lissage des seuils sur la répartition des entreprises par taille est modéré. Ainsi un lissage complet des seuils sur la législation entraînerait une baisse de 0, 39 point de la proportion d'entreprise de moins de 10 salariés, ce qui paraît statistiquement significatif, «mais ces effets sont faibles au regard des écarts entre la France et ses partenaires », analyse l'Insee.
    Par exemple, selon les données de l'OCDE pour l'année 2006, la proportion d'entreprises de plus de 50 salariés parmi celles de 10 à 249 salariés est de 14 % en France contre 18 % en Allemagne » précise l'Institut de la statistique.

Un débat déjà ancien !

En 2007, le Conseil d'Etat posait une question préjudicielle à la Cour de Justice de l'Union Européenne à propos de l'ordonnance n° 2005-892 du 2 août 2005 qui excluait des effectifs de l'entreprise les jeunes de moins de 26 ans.
La Cour de Justice de l'Union Européenne avait considéré que cette disposition n'était pas conforme notamment à la Directive 200/14 du 11 mars 2002 relative à l'information et à la consultation (CJCE, 18 janv. 2007, aff. C 385/05, CGT et autres). En conséquence, le Conseil d'Etat annulait le dispositif (CE, 6 juil. 2007, n° 233892).

Une question se posait

Sur la base de cet arrêt, pouvait-on considérer l'article L 1111-3 du Code du travail qui exclut du décompte des effectifs les apprentis et salariés sous contrats dits aidés est contraire au Droit de l'UE ?

La question a été posée par la CGT, à l'occasion d'une affaire où une entreprise comptait une centaine de contrats aidés et seulement huit salariés sous CDI, ce qui excluait de facto toute représentation du personnel dans cette entité. Toute une saga va ainsi s'écrire en convoquant tour à tour le Conseil Constitutionnel, la Cour de cassation et la Cour de justice de l'UE.

A l'occasion d'une QPC posée par la chambre sociale de la Cour de cassation, le Conseil constitutionnel a validé le dispositif (Cons. Const., 29 mars 2011, n° 2011-122). La Cour de cassation a repris la main en posant une question préjudicielle à la CJUE :

1)le droit fondamental relatif à l'information et à la consultation des travailleurs, reconnus par l'article 27 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union Européenne, tel que précisé par les dispositions de la Directive 2002/14 du Parlement européen et du Conseil du 11 mars 2002 établissant un cadre général relatif à l'information et à la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne, peut-il être invoqué dans un litige entre particuliers aux fins de vérifier la conformité d'une mesure nationale de transposition de la Directive ?

2)Dans l'affirmative, ces mêmes dispositions doivent-elles être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à une disposition législative nationale excluant du calcul des effectifs de l'entreprise, notamment pour déterminer les seuils légaux de mise en place des institutions représentatives du personnel, les travailleurs titulaires des contrats suivants : apprentissage, contrat-initiative-emploi, contrat d'accompagnement dans l'emploi, contrat de professionnalisation ?

Le 15 janvier dernier, dans un arrêt peu motivé, ce qui n'est pas conformes à ses habitudes (selon les spécialistes), la CJUE a répondu à la Cour de cassation en trois temps. Elle indique d'abord que l'article L 1111-3 du Code du travail n'est pas conforme à la Directive de 2002. Pour ce faire, elle se réfère expressément à son arrêt CGT de 2007.

Ensuite, elle rappelle l'effet horizontal de la Directive de 2002 qui ne peut être invoqué par des particuliers, alors même qu'elle est suffisamment précise. Enfin, elle répond à la question de savoir si l'article 27 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union Européenne peut être invoqué dans un litige entre particuliers afin d'écarter l'article 1111-3 du Code du travail non conforme à la Directive.

La réponse est négative dans la mesure où l'article 27 «doit être précisé par des dispositions du droit de l'UE ou du droit national» Mais à contrario, d'autres dispositions de la Charte peuvent être invoquées dans un litige si elles ne se suffisent à elles-mêmes «pour conférer aux particuliers un droit subjectif invocable en tant que tel » (cf aussi arrêt Kücükdeveci – CJUE 19 janv. 2010, aff. 555/07).

Tout espoir n'est donc pas perdu.

Récemment, un projet de Loi a été récemment déposé au Sénat (intitulé «projet de loi portant création d'un dispositif de soutien à l'emploi des jeunes en entreprise».

Son objectif affiché : «Atténuer les effets des seuils d'effectifs »

La commission qui a travaillé au projet s'exprime en ces termes : «la commission a également souhaité desserer un possible frein à son développement dans les PME. Comme toujours en matière de droit du travail, la commission craint que l'existence des seuils d'effectifs déterminés par le Code du travail ne limite l'attractivité de la mesure pour les entreprises dont les effectifs sont juste en dessous desdits seuils.Il ne faudrait pas, en effet, qu'un employeur soit dissuadé d'embaucher un jeune sous prétexte que cela ferait franchir un seul à l'effectif de l'entreprise, et que cela se tradurait par un alourdissement des charges ou par l'apparition de nouvelles contraintes.

La commission craint en effet que, dans certains cas, le franchissement d'un seuil lié à l'embauche d'un jeune, ait des répercussions financières telles, sur la masse salariale, qu'elles absorberaient – et au-delà – le soutien apporté par le projet de loi. En conséquence, la commission suggère de neutraliser cet effet de seuil en prévoyant que le salarié ne soit pas, pour une durée limitée, pris en compte pour le calcul des effectifs de l'entreprise.

Une réflexion à ce sujet : ce sont les seuils d'effectifs relatifs à la mise en place des différentes institutions représentatives du personnel ou à l'application de la réduction du temps de travail qui sont visés. Le gouvernement a annoncé un prochain « assouplissement » des seuils sociaux dans les entreprises, précisant qu'à défaut d'accord entre organisations patronales et syndicales, un projet de loi serait présenté en ce sens.

En l'état du droit, l'organisation d'élections professionnelles est obligatoire lorsque l'effectif de l'entreprise dépasse certains seuils : 11 salariés pour la mise en place de délégués du personnel, pour celle du comité d'entreprise et du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).

Diverses obligations patronales dépendent également de l'effectif de l'entreprise, telles que la participation à l'effort de construction ou le taux de cotisation à la formation professionnelle. Pour le Medef, l'objectif affiché est d'obtenir une élévation des seuils rendant obligatoire la mise en place des instances représentatives du personnel. Selon lui, l'existence de telles obligations pénaliserait l'emploi, en dissuadant les entrepreneurs de franchir ces seuils d'effectifs.

D'une part, comme précédemment énoncé, aucune étude n'a jamais permis de faire le lien entre l'existence des seuils sociaux, la taille des entreprises et le volume des embauches. Une enquête réalisée par l'Insee en 2011 concluait à l' « absence d'effet de seuil observable » dans les données provenant de l'Urssaf, les plus précises et objectives sur le sujet.

D'autre part, accréditer l'idée que la représentation du personnel serait l'ennemie de l'emploi constitue une dérive dangereuse. Un tel postulat ne pourrait que conduire à remettre en cause de façon croissante le droit des salariés à être représentés collectivement, faisant reculer massivement la démocratie dans l'entreprise.

Qui plus est, une remise en cause de la représentation du personnel, non seulement contribuerait isoler davantage les salariés dans l'entreprise, mais porterait une atteinte frontale au dialogue social tant réclamé par les commentateurs politiques. Depuis la loi du 20 août 2008, ne peuvent en effet être désignés délégués syndicaux que les salariés qui ont obtenu au moins 10 % des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections professionnelles. Dispenser les entreprises franchissant les seuils sociaux actuels de l'obligation d'organiser des élections, c'est remettre de facto en cause la présence syndicale, et donc toute faculté de négociation collective dans ces mêmes entreprises.

Au prétexte de dynamiser l'emploi, on altèrerait le dialogue social dans les entreprises, accentuant le travers français si souvent dénoncé de la faiblesse de la représentation syndicale et du dialogue social, et on arriverait à situation baroque, pour ne pas dire ABSURDE ! La remise en cause des seuils sociaux pour la représentation du personnel est manifestement contraire à l'intérêt des salariés.

En juin 2011, l'actuel président de la République condamnait dans Le Monde la pratique sarkozyste consistant à « convoquer des sommets sociaux s'il s'agit, sous couvert de concertation, de faire avaliser des choix déjà pris ».

L'annonce soudaine au printemps par le ministre du travail d'une « suspension des seuils sociauxsans aucune concertation préalable avec les partenaires sociaux, fut déjà à l'origine de l'échec de conférence sociale du mois de juillet.

En confirmant, à la veille d'une négociation à venir, qu'en l'absence d'accord, le Parlement sera saisi du sujet, l'exécutif s'écarte des engagements pris devant les électeurs sur la démocratie sociale et la place des partenaires sociaux dans notre pays.